RAISON ET CROYANCE
Contrairement à la croyance qui admet pour vrai des discours invérifiables, fondant des opinions, des préjugés ou une foi, le discours rationnel exige lui une démonstration, des preuves ou une argumentation.
Raison et croyance semblent donc être des notions opposées, incompatibles. Une croyance est alors nécessairement irrationnelle. Peut-on concevoir malgré tout concevoir que croyance et raison puissent être complémentaires ?
1. DÉFINITION DE LA RAISON
La raison est la faculté de bien juger, de discerner le vrai du faux (raison théorique pour laquelle est vrai ce qui représente de façon cohérente la réalité) ou le bien du mal (raison pratique pour laquelle est bien ce qui favorise la vie des individus et des communautés). (NB : l’intelligence résulte d’une bonne utilisation de la raison).
La raison recherche d’une part l’universalité (lois valant dans toutes les situations du même type) de ses affirmation, ce qui permet une économie de pensée (lois scientifiques, règles morales), et d’autre part l’objectivité (lois valant pour tout être disposant de la raison), ce qui implique l’univocité (pas d’ambiguïté), la cohérence (pas de contradiction).
Chez les Grecs, le discours rationnel (appelé logos) apparaît :
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- pour ordonner la représentation du monde (connaître le réel) : en expliquant les phénomènes naturels non plus par des mythes ou des légendes, mais en en cherchant les causes dans la nature elle-même?;
- pour ordonner les affaires de la cité (agir sur le réel) : lors des débats démocratiques à Athènes, les décisions politiques sont soumises au jugement des citoyens. Pour convaincre, il faut donc argumenter de manière cohérente, contre les croyances et les opinions injustifiées.
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Dans les deux cas, il faut justifier ses affirmations par des arguments visant à l’objectivité, c’est-à-dire que tout le monde ne peut qu’accepter. Cela passe par :
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- des définitions claires des mots (notions) qu’on emploie sur lesquelles chacun s’accorde,
- des modes de raisonnement qui doivent être irréfutables de telle sorte que tout être rationnel doive les accepte,
- des méthodes et des procédures d’argumentations visant à convaincre autrui, à lui expliquer ou lui faire comprendre pourquoi un discours doit être tenu pour vrai.
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La raison est donc la faculté humaine qui permet de connaître le réel (raison théorique) et d’agir sur le réel (raison pratique) selon des principes universels (= qui valent pour tout être raisonnable).
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- Faculté humaine = capacité spécifique à l’être humain (potentiel actualisé et utilisé ou non).
- Principes universels = principes qui peuvent valoir pour tout être humain.
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• Étymologie : du latin « ratio » = mesure, calcul, faculté de compter ou de raisonner, explication.
• Attention : il existe un 2e sens au mot « raison » (complémentaire de la notion de « cause ») :
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- cause = ce qui produit, provoque un effet, ce par quoi quelque chose arrive ;
- raison = ce qui justifie un fait, ce qui permet de reconnaître un fait comme légitime, comme fondé par rapport à une norme (Ex. : avoir une bonne raison d’agir).
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Les deux sens du mot « raison » sont mobilisés dans cette phrase de Pascal : « Le cœur a des raisons (= justifications) que la raison (faculté humaine) ignore. »)
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2. RAISON THÉORIQUE / RAISON PRATIQUE
2.1 Raison théorique (descriptive : qui permet de connaître ce qui est)
Deux sources complémentaires à notre connaissance du réel, c’est-à-dire à en construire une représentation vraie (correspondant à la réalité :
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- nos sens (vue, ouïe, toucher, goût, olfaction) —> expérience sensible
- la raison théorique qui, à partir de ce qui est donné par nos sens et de ce que nous savons déjà, établit des relations qui ne sont pas données par les sens pour créer en une représentation de la réalité dans notre esprit —> théorie produite grâce au langage.
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Ex. : Nos sens nous montrent le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest après avoir décrit un demi-cercle au-dessus de nous. Il faut une réflexion prenant en compte toutes les données des mouvements des autres planètes et cherchant à en trouver la cohérence pour aboutir à l’idée d’un système solaire héliocentrique (Copernic).
2.2 Raison pratique (prescriptive : qui permet de définir ce qui doit être)
Deux sources complémentaires à nos actions sur le réel :
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- les motivations (besoins, désirs, envies…) : orientent spontanément l’action de l’individu vers un but donné ;
- la raison pratique qui détermine, à l’aide du langage, le meilleur moyen de parvenir à une fin ou la priorité d’une fin par rapport à d’autres.
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2.3 Complémentarité de la raison théorique et de la raison pratique :
Connaître le réel (raison théorique) pour agir sur le réel (raison pratique).
Descartes : «?Et j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux,
pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.?»
RAISON THÉORIQUE | RAISON PRATIQUE |
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Vise à la rationalisation de la connaissance) —> fait de nous des êtres rationnels |
(vise à la rationalisation de l’action, des comportements) —> fait de nous des êtres raisonnables |
Conception cohérente et objective du réel | Conception cohérente et objective de l’action. |
Valeur déterminante : le VRAI, = ce qui dans le langage correspond au réel, représente correctement la réalité. |
Valeur déterminante : le BIEN, = ce qu’il y a de plus désirable pour tout être raisonnable. |
Détermination de régularités, de lois des phénomènes naturels. (ex. : E = mc2) |
Détermination de principes, de règles, de valeurs, de normes des comportements humains. (ex. Ma liberté s’arrête oùcommence celle des autres) |
Lois descriptives des phénomènes naturels. (Les choses telles qu’elles sont) |
Lois prescriptives des comportements humains. (Nos actions telles qu’elles devraient être) |
Domaines : physique, chimie, biologie | Domaines : morale, justice, politique |
Permet la maîtrise des forces de la nature. —> Permet la maîtrise de notre milieu naturel : rationalisation des interactions avec les objets. |
Permet la maîtrise de soi-même. —> Permet notre aptation au milieu social : rationalisation des interactions avec autrui. |
Syllogisme hypothétique : raisonnement
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Syllogisme pratique : raisonnement qui conclut nécessairement à l’action bonne.
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2.4 Le rationalisme
La raison permet (ou permettra) d’expliquer tout ce qui existe : expliquer un phénomène c’est en trouver les causes. On comprend un phénomène quand on en connaît les cause.
2.5 L’activité de la raison : EXPLIQUER / COMPRENDRE
Comprendre et expliquer sont les deux formes du travail de la raison permettant d’adapter la pensée au réel et donc de produire grâce au langage une représentation du monde conforme au réel.
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- Expliquer : (du latin explicare = déplier) rendre évident (déplier) ce qui est compliqué ou faire apparaître ce qui est caché, de trouver les causes d’un phénomène.
- Comprendre : (du latin cum prendere : prendre, saisir ensemble) rassembler des idées, les mettre en relation pour avoir une représentation cohérente du réel.
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Attention : pour la « raison pratique », comprendre n’est pas « excuser ».
Ex. :Un juge doit comprendre les motivations d’un criminel, savoir pourquoi il a agi. Cela ne signifie pas qu’il lui cherche des excuses.
2.6 L’opposé de la raison : l’irrationnalité
« Perdre la raison », c’est perdre la capacité de considérer la réalité telle qu’elle est. C’est donc perdre son autonomie, sa capacité à subvenir à ses besoins, à s’adapter au monde de la nature ou à celui de la culture.
Ex. : On considère les maladies psychiatriques comme liée à une perte (ou au moins un déficit) de la raison.
« Ne pas être raisonnable », c’est être dans l’incapacité d’accepter les arguments de la raison (soit les preuves matérielles, soit les démonstrations logiques). C’est donc préférer des croyances sans fondements plutôt que des vérités avérées.
Ex. : Les jeunes enfants sont rarement raisonnables : ils ont tendance à croire ce qui leur fait le plus plaisir. Le « principe de plaisir » passe pour eux avant le « principe de réalité » : est bon ce qui leur donne du plaisir, peu importe si c’est vrai ou faux, bien ou mal. D’où le rôle de l’éducation dans le développement de cette capacité qu’est la raison : la raison est un potentiel qu’il faut développer (mathématiques, philosophie, etc.)
3. LA CROYANCE
Définition : La croyance résulte de l’acceptation comme vrai de quelque chose qu’on n’a pas vérifié (et parfois qu’on ne peut pas vérifier). (Attention : une croyance peut être vraie ou fausse).
Ex. : Croire au Père Noël ou aux OVNI, croire qu’il va faire beau demain, croire en son horoscope, croire que l’on a plus de chance de gagner au loto en jouant le vendredi 13…
Ex. : L’être humain a tendance à croire ce qui lui apporte du plaisir, lui facilite la vie.
Thèse : La croyance peut avoir un rôle négatif
La croyance peut empêcher de considérer la réalité telle qu’elle est.
Ex. : créationnisme (le monde a été créé par Dieu en 6 jours), négationnisme (les camps d’extermination nazis n’ont jamais existé, il n’y a pas de réchauffement climatique…)…
Antithèse : La croyance peut avoir un rôle positif
La croyance est parfois nécessaire pour agir en l’absence de certitude.
Ex. : pour entreprendre une action, mobiliser l’énergie nécessaire à sa réalisation et se lancer, il faut «?croire?» à la possibilité de cette réalisation.
Rapport problématique entre vérité et croyance :
Convaincre —> connaissance / Persuader —> croyance, opinion
- La raison vise à nous convaincre : elle fournit une preuve, une démonstration, des aguments montrant que ce qui est affirmé est nécessairement vrai : il ne peut en être autrement —> arguments logiques.
La raison nous permet donc d’accéder, à propos d’un fait, à une connaissance certaine que l’on peut justifier par des arguments vérifiables, que tous ceux qui utilisent leur raison doivent accepter.
. - La croyance vise à nous persuader : elle cherche à rendre désirable ce qu’elle affirme par des effets de langage —> arguments rhétoriques.
La croyance ne nous permet d’accéder qu’à une opinion que l’on ne peut appuyer que sur des arguments eux-mêmes invérifiables. Elle n’est partagée que par que par ceux qui le souhaitent (en général parce qu’ils y trouvent un intérêt (ex. : conformisme aux opinions d’un groupe auxquel on appartient ou on veut appartenir).
On peut admettre une vérité sans y croire vraiment, c’est-à-dire sans en tenir compte concrètement, sans faire le lien avec la réalité. La vérité demeure « abstraite » — ce ne sont que des mots.
Ex. :« Fumer tue » est une vérité établie qu’on peut vérifier en allant visiter le pavillon des cancéreux dans un hôpitalou en regardant les photos imprimées sur certains paquets de cigarettes. Tout fumeur ne peut que reconnaître cette vérité mais tout se passe comme s’il n’y croyait pas vraiment.
NB : il existe des degrés dans la croyance : on peut croire plus ou moins :
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- Moins on croit, plus on renoncera facilement à notre croyance (Cf. l’enfant et le père Noël).
- Plus on croit, plus il sera difficile à renoncer à cette croyance.
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« La valeur pratique d’une vérité se mesure au degré de croyance qu’elle inspire » (Gustave Le Bon)
• Le cas de la croyance religieuse
La foi : étymologiquement, la foi (du latin fides) signifie la confiance. Le fidèle (celui qui a la foi) s’en remet intégralement à Dieu (alors que la raison exige preuve et justification) : il y gagne une certitude absolue que la réalité (et donc la raison qui vise à connaître cette réalité) ne peut remettre en cause puisque Dieu est au-delà de cette rélité qu’il a créé.
« Un credo religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s’attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d’arriver à une démonstration complète et définitive. »
Bertrand RUSSELL, Science et religion (1935)
Alors que la vérité religieuse est révélée une fois pour toutes et doit être tenue pour toujours absolument vraie, la science sait qu’elle ne peut prétendre ni à un savoir exact, ni à une connaissance entière achevée du monde.
• Un modus vivendi possible ?
La foi ne doit pas prétendre délivrer des vérités dans le domaine du savoir. Réciproquement, la raison n’a pas à intervenir dans le domaine de la foi (puisque la foi se définit hors du domaine de la raison).
Il importe donc de délimiter strictement ces domaines de la foi et du savoir.
Pascal, philosophe, mathématicien, physicien, est, dans le cadre de ces activités, nécessairement rationnel. Néanmoins il est croyant, et justifie la foi par un « pari » (qu’on appelle le « pari de Pascal ») : puisqu’on ne sait pas si Dieu existe ou non, mais que l’on a tout à gagner et rien à perdre à croire en Dieu (l’idée d’un Dieu bienveillant nous aidera à supporter la vie), alors on a tout intérêt de croire en Dieu.
Pascal insiste sur cette distinction entre la foi et la raison. Selon lui, foi et savoir sont deux ordres distincts, qu’il ne convient pas de faire se rejoindre. La foi ne peut pas être l’objet d’un raisonnement ou d’une conviction : on la sent « avec le cœur ».
« La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n’est que faible si elle ne va jusqu’à connaître cela. Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ? »
PASCAL, Pensées (1669)