La vérité

1.VÉRITÉ ET CONNAISSANCE : LANGAGE ET RÉALITÉ

1.1 Vérité et réalité

Les sens nous donnent une première représentation de la réalité : Comme pour la plupart des animaux, notre rapport à la réalité passe d’abord par les sens (vision, ouïe, toucher…). C’est ainsi que nous appréhendons à chaque instant le milieu dans lequel nous évoluons. Mais les sens ne nous permettent de connaître que le milieu dans lequel nous nous trouvons à un instant donné.
En accumulant et organisant progressivement notre expérience, la mémoire nous fournit une représentation de la réalité indépendante des données immédiates des sens. Nous pouvons nous projeter mentalement dans des lieux où nous ne nous trouvons pas, imaginer des situations possibles, etc.

Le langage, en attribuant un nom à chaque objet, un verbe à chaque type d’action, permet de construire des phrases représentant des faits réels ou imaginés.
D’où la notion de  « vérité-correspondance » : une phrase (un énoncé, une affirmation, une théorie) est vraie lorsqu’elle correspond à un fait réel. Si je dis que le ciel est bleu et qu’il est bleu, je dis la vérité.

1.2 Vérité et persuasion (dialectique vs. rhétorique)

La maîtrise du langage confère un pouvoir sur autrui : Puisque le langage permet de représenter la réalité, il permet aussi de la représenter de manière erronée ou mensongère et de la communiquer sous cette forme. Celui qui l’accepte sans vérifier ce qui est présenté comme vrai est alors porteur d’une représentation fausse de la réalité.

Rhétorique : technique de l’action du discours sur les esprits, art de la persuasion.

Pour la rhétorique, la vérité ne compte pas, seul importe les croyances et les comportements que susciteront le discours. La rhétorique est l’outil des démagogues, des manipulateurs… et de beaucoup d’hommes politiques.

« Suppose qu’un orateur et qu’un médecin se rendent dans la cité que tu voudras, et qu’il faille organiser, à l’assemblée (…), une confrontation entre le médecin et l’orateur pour savoir lequel des deux on doit choisir comme médecin. Eh bien j’affirme que le médecin aurait l’air de n’être rien du tout, et que l’homme qui sait parler serait choisi s’il le voulait. (…) Car il n’y a rien dont l’orateur ne puisse parler, en public, avec une plus grande force de persuasion que celle de n’importe quel spécialiste. Ah, si grande est la puissance de cet art rhétorique ! »   (PLATON, Gorgias)

L’art du discours (la rhétorique) peut donner l’apparence de vérité à tout discours (le vraisemblable = ce qui semble vrai). L’orateur n’a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont il parle. C’est un procédé qui sert à persuader, qui permet, devant un public d’ignorants, de « faire croire ».
La rhétorique peut persuader (donner les apparences de la vérité, du vraisemblable) mais ne peut pas convaincre comme le ferait une démonstration (qui permet de savoir pourquoi ce que l’on dit est vrai et être donc parfaitement conscient de la raison pour laquelle on admet une vérité).

La rhétorique est à la base de toute forme de manipulation de l’opinion publique. Le démagogue exploite en particulier tous les biais cognitifs (qui sont naturels chez l’être humain) pour formater la pensée des individus et les faire agir dans son intérêt.
Ex. :  discours politiques, messages publicitaires…

1.3 Vérité et logique

A. Définition : la logique, technique du raisonnement correct, est l’ensemble des règles formelles que doit respecter toute argumentation correcte.

La logique est une science formelle : cela signifie qu’elle ne concerne que le langage et non son rapport avec la réalité.

Si les hypothèses de départ d’un raisonnement logique sont vraies, alors les conclusions seront nécessairement vraies. Si les hypothèses de départ d’un raisonnement logique sont fausses, alors les conclusions seront nécessairement fausses (bien que parfaitement logiques).

Mais le langage est piégé !  Un sophisme est un raisonnement ayant une apparence logique :

Ex. 1 : La phrase suivante est vraie. La phrase précédente est fausse.

Ex. 2 : Dans le gruyère, il y a des trous. Plus il y a de gruyère, plus il y a de trous. Or plus il y a de trous, moins il y a de gruyère. Donc plus il y a de gruyère, moins il y a de gruyère.

Ex. 3 : Tout ce qui est rare est cher. Un cheval bon marché est rare. Donc un cheval bon marché est cher.

B. Les 3 formes de raisonnement (inférences) : déduction, induction, abduction

La déduction est un raisonnement qui consiste à tirer à partir d’une ou de plusieurs propositions, une autre qui en est la conséquence nécessaire.
La déduction extrait du particulier à partir de l’universel.
Ex. Tous les hommes sont mortels. Or Socrate est un homme. Donc Socrate est mortel.

L’induction est un type de raisonnement qui consiste à généraliser des cas particuliers. D’un phénomène observé de manière répétitive, on va induire une loi générale, sans vérifier tous les exemples.
L’induction extrait l’universel à partir du particulier.
Ex. : Tous les corbeaux vus jusqu’à ce jour sont noirs, donc le corbeau (l’espèce animale) est noir.

L’abduction (ou inférence à la meilleure explication) est un processus permettant d’expliquer un phénomène ou une observation à partir de certains faits, événement ou lois.
Le raisonnement hypothético-déductif est une forme d’abduction.

2. VÉRITÉ ET MORALE : MENSONGE

2.1 Les limites de la vérité

A. Les déterminations humaines, sources d’erreurs

Du point de vue psychologique (histoire individuelle)

Protagoras : « Ce que l’homme appelle vérité, c’est toujours sa vérité, c’est-à-dire l’aspect sous lequel les choses lui apparaissent. »  (Selon Protagoras : « L’homme est la mesure toute choses »)
Attitude relativiste du point de vue de l’individu : « à chacun sa vérité ».

Du point de vue sociologique (culture)

Pascal : « Vérité en-deçà des Pyrénées, mensonge au-delà. »
Attitude relativiste du point de vue de la culture : ce qui est considéré comme une vérité dans une culture donnée ne l’est pas dans une autre (cas des religions).
Aspect positif : évite l’ethnocentrisme (ma culture est la meilleure) et l’anthropocentrisme (nous autres humains sommes le centre de l’univers).

Du point de vue biologique (nature)

Nietzsche (scepticisme) :
« La vérité est une sorte d’erreur, faute de laquelle une certaine espèce d’êtres vivants ne pourraient vivre. Ce qui décide en dernier ressort, c’est sa valeur pour la vie. »
« Il est nécessaire que quelque chose soit tenu pour vrai, mais il n’est nullement nécessaire que cela soit vrai. »
Attitude sceptique : l’homme qualifie de vrai tout ce qui lui permet de vivre  ou de mieux vivre. La vérité n’a pas d’autre valeur que son utilité pratique.

B. Les illusions d’optique

Notre perception peut nous tromper :

Descartes : « Quand donc on dit qu’un bâton paraît rompu dans l’eau, à cause de la réfraction, c’est de même que si l’on disait qu’il nous paraît d’une telle façon qu’un enfant jugerait de là qu’il est rompu, et qui fait aussi que, selon les préjugés auxquels nous sommes accoutumés dés notre enfance, nous jugeons la même chose.?»

Les données des sens sont déjà interprétées lorsqu’elles nous apparaissent et cette interprétation peut être entachée d’erreur :

Nietzsche : « Il n’y a pas de faits , il n’y a que les interprétations. »                                                 

C. Les biais cognitifs

Un biais cognitif est une tendances à interpréter de manière sélective ce que l’on observe ou entend, en fonction de notre propre expérience, de nos centres d’intérêt, de notre situation sociale, de nos valeurs.

Biais de confirmation :  tendance à ne rechercher et ne prendre en considération que les informations qui confirment les croyances et à ignorer ou discréditer celles qui les contredisent.
Ex. :Un supporter d’une équipe de football voit plus facilement les fautes de l’équipe adverse que celles de la sienne (biais de confirmation).

Biais de généralisation : raccourci mental qui consiste à porter un jugement à partir de quelques éléments qui ne sont pas nécessairement représentatifs.
Ex. : Un enfant griffé par un chat aura peut toute sa vie des chats. Le racisme, la misogynie, etc., sont souvent des formes d’une telle généralisation abusive : une expérience négative avec une personne d’un groupe va déterminer une méfiance envers l’ensemble de ce groupe.

D. Autres notions limitatives (ou pas) de la vérité

L’ignorance définit le fait de ne pas savoir quelque chose, de ne pas être au courant de quelque chose.

Socrate : savoir qu’on ne sait pas est à la base de toute construction d’un savoir : c’est le dialogue qui permet d’accoucher la vérité (maïeutique socratique).
Celui qui ignore qu’il est ignorant ne ressent pas le besoin de savoir. La reconnaissance de l’ignorance joue un rôle positif dans le processus de la connaissance, elle sert de déclic pour enclencher le processus cognitif.

L’erreur consiste à affirmer comme vrai ce qui est faux ou comme faux ce qui est vrai. Contrairement au mensonge, l’erreur est involontaire.
Ex. : erreur de calcul, erreur de raisonnement, erreur judiciaire…

Kant : « Le contraire de la vérité est la fausseté : quand elle est tenue pour vérité, elle se nomme erreur. »

Bachelard : « La vérité est une longue histoire d’erreurs surmontées. »
L’erreur est un moyen de découvrir la vérité. Les avancées de la science procèdent par erreurs et rectifications successives.

La croyance consiste à adhérer à une thèse (ou une hypothèse) considérée comme vraie indépendamment des faits (elle peut être vraie ou fausse).
Ex. : croire au Père Noël, croire qu’il va faire beau…

Thèse : La croyance peut avoir un rôle négatif. La croyance peut empêcher de considérer la réalité telle qu’elle est.
Ex. : créationnisme (le monde a été créé par Dieu en 6 jours), négationnisme (les camps d’extermination nazis n’ont jamais existé — malgré les films, témoignages)…

Antithèse : La croyance peut avoir un rôle positif. Elle est nécessaire au passage à l’acte.
Ex. : pour entreprendre une action, mobiliser l’énergie nécessaire à sa réalisation et se lancer, il faut «?croire?» à la possibilité de cette réalisation.

Rapport problématique entre vérité et croyance : on peut admettre une vérité sans y croire vraiment, c’est-à-dire sans en tenir compte concrètement. La vérité demeure «?abstraite?».
Ex. : « Fumer tue ». C’est une vérité établie. Tout fumeur reconnaît que cette vérité mais tout se passe comme s’il n’y croyait pas vraiment.

Il existe des degrés dans la croyance : On peut croire plus ou moins : Moins on croit, plus on renoncera facilement à notre croyance. Plus on croit, plus il sera difficile à renoncer à cette croyance.

2.2 Mentir à autrui

« Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion. (PASCAL, Pensées, 1676)

Thèse : Le mensonge permet d’éviter les conflits. Il est nécessaire à l’amour-propre de chacun, à l’estime de soi et au-delà à toute vie sociale (Cf. « IIlusion »).

Antithèse : Mais le mensonge peut être source de conflits : perte de la confiance nécessaire aux échanges qui stabilisent une relation entre individus ou entre sociétés.

Dépassement :« Les avantages du mensonge sont d’un moment, et ceux de la vérité sont éternels. » (DIDEROT)

2.3 L’illusion, mensonge à soi-même

« Nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d’un désir est prévalente, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l’illusion elle-même renonce à être confirmée (ou non) par le réel. » (FREUD)

Nietzsche : « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont ».

Cette autoillusion, qu’on appelle aussi « duperie de soi », permet de se conforter dans des croyances avantageuses, de satisfaire ainsi artificiellement le besoin d’estime de soi.

3.  VÉRITÉ ET DOUTE

  Le doute est l’incertitude ou l’interrogation sur la vérité ou la fausseté d’un énoncé.

3.1 Jugement de vérité

Un jugement est l’acte qui consiste à affirmer la vérité (ou la fausseté ) d’un énoncé. Juger qu’un énoncé est vrai, c’est le considérer comme une certitude sur laquelle on peut appuyer d’autres jugements, qu’on ne peut pas en douter c’est-à-dire qu’il ne peut pas être contredit.

    • Du point de vue de la raison théorique (science), un énoncé est vrai si l’on possède une démonstration ou une expérience qui permet de le vérifier.
    • Du point de vue de la raison pratique (choix, action), un énoncé est vrai s’il permet le succès d’une action.

« Les croyances vraies sont celles qui conduisent au succès de nos actions. » (Frank RAMSEY)

3.2 Scepticisme et relativisme

Scepticisme : le doute comme attitude générale dans la vie : on ne peut avoir  aucune certitude, la vérité est toujours relative.

Nietzsche : «?On appelle vérité un mensonge utile.?»

Problème logique de l’attitude sceptique : selon le scepticisme il faut douter de toute affirmation. Donc il faut aussi douter de l’affirmation qu’il faut douter de tout.
On dit que le scepticisme est «?auto-réfutant?».

3.3 Doute méthodique (Descartes)

Pour Descartes, le doute n’est qu’une étape permettant de faire par nous-même l’épreuve de nos connaissances pour parvenir à la certitude.

« Ne jamais recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle… » DESCARTES, Discours de la méthode (1641)

Se détacher des préjugés (culture) et se détacher des sens (nature) est une condition nécessaire pour pourvoir ensuite construire des certitudes (des évidences) sur lesquelles on pourra fonder un discours scientifique.

4. VÉRITÉ ET SCIENCE

4.1 Science contre opinion

L’opinion est un jugement subjectif que l’on porte sur un objet ou un fait sans garantie objective. Nos opinions ont pour nous valeur de certitude. Pour celui qui la soutient, l’opinion accède à un statut de vérité bien qu’elle ne puisse être vérifiée ; l’opinion a une utilité pratique (choix, actions) mais n’apporte pas de connaissance.

La vérité scientifique n’accède à son statut de certitude qu’à la condition de donner les moyens de sa vérification par l’expérience. Contrairement à l’opinion qui est admise, la vérité scientifique doit être construite.

4.2 Le fait, la théorie et l’expérience scientifiques

Dans les sciences de la nature (physique, chimie, biologie), l’énoncé scientifique décrit un « fait scientifique », c’est-à-dire un phénomène observable (donc objectif) et défini de manière univoque et reproductible. (Reproductible en laboratoire = in vitro – Reproductible dans la nature : in vivo.)

Le problème spécifique des sciences humaines (sociologie, économie, psychologie, etc.) réside précisément dans le fait qu’il est difficile de maîtriser les phénomènes humains pour les reproduire et pouvoir alors en faire varier à volonté les paramètres et ainsi établir des lois.


L’expérimentation scientifique en laboratoire
permet de simplifier les mécanismes naturels en restreignant les causes d’un phénomène pour ne retenir que celles que l’on souhaite tester. On peut faire librement varier un paramètre donné et en mesurer l’impact sur le phénomène étudié.

Les résultats bruts des expériences (mesures) sont les premières affirmations qu’un scientifique doit avoir la certitude qu’elles sont « vraies ». Leurs interprétations, en revanche, ne peuvent être immédiatement tenues pour vraies. Il s’agit d’un choix possible suivant les critères de la méthode scientifique.

La méthode hypothético-déductive consiste à formuler une hypothèse afin d’en déduire des conséquences observables permettant de la valider ou de la réfuter via une expérimentation.

Contrairement à l’expérience sensible qui nous est donnée immédiatement, l’expérimentation scientifique est construite. Elle est déterminée par un travail théorique : et doit permettre de confirmer (validation) ou d’infirmer (réfutation) des hypothèses théoriques.

Feynman : « Le principe de la science, sa définition presque, sont les suivants : le test de toute connaissance est l’expérience. L’expérience est le seul juge de la vérité scientifique. »

5. VÉRITÉ ET JUSTICE

Dans un tribunal, la vérité est une construction qui résulte du travail des enquêteurs (police), de l’accusation (procureur) et de la défense (avocat) qui permet de prononcer un verdict.

Verdict vient du latin verum dictum : qui dit la vérité.

Pour confondre ou disculper un individu accusé d’une violation de la loi, il faut des éléments probants sur lesquels appuyer un verdict : ce sont les preuves (indices matériels, témoignages).

C’est sur elles que le juge fonde son intime conviction. La preuve est « ce qui persuade l’esprit d’une vérité ». Le procureur du côté de l’accusation doit démontrer (et donc convaincre un jury) de la culpabilité du prévenu, l’avocat du côté de la défense doit démontrer l’innocence du prévenu. Mais cette « démonstration » n’a pas la rigueur d’une démonstration logique (même si elle peut avoir recours à la logique) et fait intervenir des effets de rhétorique visant alors plus à persuader qu’à convaincre.