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La Nature : textes
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque
« Ce n’est ni par nature, ni contrairement à la nature que naissent en nous les vertus, mais la nature nous a donné la capacité de les recevoir, et cette capacité est amenée à maturité par l’habitude. En outre, pour tout ce qui survient en nous par nature, nous le recevons d’abord à l’état de puissance, et c’est plus tard que nous le faisons passer à l’acte, comme cela est manifeste dans le cas des facultés sensibles (car ce n’est pas à la suite d’une multitude d’actes de vision ou d’une multitude d’actes d’audition que nous avons acquis les sens correspondants, mais c’est l’inverse : nous avions déjà les sens quand nous en avons fait usage, et ce n’est pas après en avoir fait usage que nous les avons eus). Pour les vertus, au contraire, leur possession suppose un exercice antérieur, comme c’est aussi le cas pour les autres arts. En effet, les choses qu’il faut avoir apprises pour les faire, c’est en les faisant que nous les apprenons : par exemple, c’est en construisant qu’on devient constructeur, et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste ; ainsi encore, c’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et les actions courageuses que nous devenons courageux. Cette vérité est encore attestée par ce qui se passe dans les cités, où les législateurs rendent bons les citoyens en leur faisant contracter certaines habitudes : c’est même là le souhait de tout législateur, et s’il s’en acquitte mal, son oeuvre est manquée, et c’est en quoi une bonne constitution se distingue d’une mauvaise. »
ARISTOTE, Physique, livre II, chap. 1
« Parmi les êtres en effet, les uns existent par nature, les autres par d’autres causes ; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme terre, feu, eau, air ; de ces choses en effet, et des autres de même sorte, on dit qu’elles sont par nature. Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent manifestement de celles qui n’existent pas par nature ; chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l’accroissement et au décroissement, d’autres quant à l’altération. Au contraire, un lit, un manteau ou tout autre objet de ce genre, en tant que chacun a droit à ce nom, c’est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l’art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu’ils ont cet accident d’être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous ce rapport ; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident. »
MONTAIGNE, Essais (livre II, chapitre 12 « Apologie de Raymond Sebond »), 1580
« En certain aboyer du chien le cheval connaît qu’il y a de la colère ; de certaine autre sienne voix il ne s’effraie point. Aux bêtes mêmes qui n’ont pas de voix, par la société d’offices que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication. […]Pourquoi non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent et content des histoires par signes ? J’en ai vu de si souples et formés à cela, qu’à la vérité il ne leur manquait rien à la perfection de se savoir faire entendre ; les amoureux se courroucent, se réconcilient, se prient, se remercient, s’assignent et disent enfin toutes choses des yeux. […]Quoi des mains ? Nous requérons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergognons, doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, méprisons, défions, dépitons, flattons, applaudissons, bénissons, humilions, moquons, réconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, réjouissons, complaignons, attristons, déconfortons, désespérons, étonnons, écrions, taisons. […] De la tête : nous convions, nous renvoyons, avouons, désavouons, démentons, bienveignons, honorons, vénérons, dédaignons, demandons, éconduisons, égayons, lamentons, caressons, tansons, soumettons, bravons, exhortons, menaçons, assurons, enquérons. Quoi des sourcils ? Quoi des épaules ? Il n’est mouvement qui ne parle et un langage intelligible sans discipline et un langage public : [ce] qui fait, voyant la variété et usage distingué des autres, que celui-ci doit plutôt être jugé le propre de l’humaine nature. »
DESCARTES, Lettre au marquis de Newcastle, 1646
« Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est, que notre jugement ne nous l’enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l’ordre que tiennent les grues en volant et celui qu’observent les singes en se battant, s’il est vrai qu’ils en observent quelqu’un, et enfin l’instinct d’ensevelir leurs morts, n’est pas plus étrange que celui des chiens et des chats, qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu’ils ne les ensevelissent presque jamais: ce qui montre qu’ils ne le font que par instinct et sans y penser. On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu’elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu’il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. »
Blaise PASCAL, Préface pour un traité du vide, 1651
« N’est-ce pas indignement traiter la raison de l’homme que de la mettre en parallèle avec l’instinct des animaux, puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal ? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte1. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. Il n’en est pas de même de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement. »
Baruch SPINOZA, Ethique, livre III, préface, 1670
« Ceux qui ont écrit sur les Affections et la conduite de la vie humaine semblent, pour la plupart, traiter non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la Nature, mais de choses qui sont hors de la Nature. En vérité, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Ils croient, en effet, que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne la suit, qu’il a sur ses propres actions un pouvoir absolu et ne tire que de lui-même sa détermination. Ils cherchent donc la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, non dans la puissance commune de la Nature, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine et, pour cette raison, pleurent à son sujet, la raillent, la méprisent ou le plus souvent la détestent : qui sait le plus éloquemment ou le plus subtilement censurer l’impuissance de l’Ame humaine est tenu pour divin.
[…] Rien n’arrive dans la Nature qui puisse être attribué à un vice existant en elle ; elle est toujours la même en effet […]. Les lois et les règles de la Nature conformément auxquelles tout arrive et passe d’une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes. Les affections donc de la haine, de la colère, de l’envie, etc., considérées en elles-mêmes, suivent de la nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses singulières ; par conséquent, elles reconnaissent certaines causes, par où elles sont clairement connues, et ont certaines propriétés aussi dignes de connaissance que les propriétés d’une autre chose quelconque dont la seule considération nous donne du plaisir. Je traiterai donc de la nature des Affections et de leur force, du pouvoir de l’Ame sur elles, suivant la même méthode que dans les parties précédentes de Dieu et de l’Ame, et je considérerai les actions et les appétits humains comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides. »
John LOCKE, Traité du gouvernement civil, 1689
« Si l’homme, dans l’état de nature, est aussi libre que j’ai dit, s’il est le seigneur absolu de sa personne et de ses possessions, égal au plus grand et sujet à personne ; pourquoi se dépouille-t-il de sa liberté et de cet empire, pourquoi se soumet-il à la domination et à l’inspection de quelque autre pouvoir ? Il est aisé de répondre, qu’encore que, dans l’état de nature, l’homme ait un droit, tel que nous avons posé, la jouissance de ce droit est pourtant fort incertaine et exposée sans cesse à l’invasion d’autrui. Car, tous les hommes étant Rois, tous étant égaux et la plupart peu exacts observateurs de l’équité et de la justice, la jouissance d’un bien propre, dans cet état, est mal assurée, et ne peut guère être tranquille. C’est ce qui oblige les hommes de quitter cette condition, laquelle, quelque libre qu’elle soit, est pleine de crainte, et exposée à de continuels dangers, et cela fait voir que ce n’est pas sans raison qu’ils recherchent la société, et qu’ils souhaitent de se joindre avec d’autres qui sont déjà unis ou qui ont dessein de s’unir et de composer un corps, pour la conservation mutuelle de leurs vies, de leurs libertés et de leurs biens ; choses que j’appelle, d’un nom général, propriétés. C’est pourquoi, la plus grande et la principale fin que se proposent les hommes, lorsqu’ils s’unissent en communauté et se soumettent à un gouvernement, c’est de conserver leurs propriétés, pour la conservation desquelles bien des choses manquent dans l’état de nature. »
Jean-Jacques ROUSSEAU, Du Contrat social, 1762
« La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. Encore les enfants ne restent-ils liés au père qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l’obéissance qu’ils devaient au père, le père, exempt des soins qu’il devait aux enfants, rentrent tous également dans l’indépendance. S’ils continuent de rester unis, ce n’est plus naturellement, c’est volontairement, et la famille elle-même ne se maintient que par convention. Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l’homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui-même, et, sitôt qu’il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à se conserver devient par là son propre maître. La famille est donc, si l’on veut, le premier modèle des sociétés politiques ; le chef est l’image du père, le peuple est l’image des enfants, et tous étant nés égaux et libres n’aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que, dans la famille, l’amour du père pour ses enfants le paye des soins qu’il leur rend, et que, dans l’État, le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n’a pas pour ses peuples. »
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755
« Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règles qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l’un et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était avisé d’en essayer. C’est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l’esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.
Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête ; ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction de l’homme que sa qualité d’agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister. (…)
Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme, reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? »
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755
« Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête ; ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister ; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées ; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes spirituels, dont on n’explique rien par les lois de la mécanique. »
Jean-Baptiste LAMARK, Système analytique des connaissances positives de l’homme, 1820
« L’homme, par son égoïsme trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts, par son penchant à jouir de tout ce qui est à sa disposition, en un mot par son insouciance pour l’avenir et pour ses semblables, semble travailler à l’anéantissement de ses moyens de conservation et à la destruction même de sa propre espèce.
En détruisant partout les grands végétaux qui protégeaient le sol, pour des objets qui satisfont son avidité du moment, il amène rapidement à la stérilité ce sol qu’il habite, donne lieu au tarissement des sources, en écarte les animaux qui y trouvaient leur subsistance, et fait que de grandes parties du globe, autrefois très fertiles et très peuplées à tous égards, sont maintenant nues, stériles, inhabitables et désertes.
Négligeant toujours les conseils de l’expérience pour s’abandonner à ses passions, il est perpétuellement en guerre avec ses semblables, et les détruit de toutes parts et sous tous prétextes, en sorte qu’on voit ses populations, autrefois considérables, s’appauvrir de plus en plus.
On dirait que l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable. »
John Stuart MILL, La Nature, 1858
« C’est seulement à partir du moment où la condition de la nature humaine est devenue hautement artificielle qu’on a conçu l’idée – ou, selon moi, qu’il a été possible de concevoir l’idée – que la bonté est naturelle : car ce n’est qu’après une longue pratique d’une éducation artificielle que les bons sentiments sont devenus si habituels, et ont si bien pris le dessus sur les mauvais, qu’ils se manifestent spontanément quand les circonstances le demandent. À l’époque où l’humanité a été plus proche de son état naturel, les observateurs plus civilisés d’alors voyaient l’homme « naturel » comme une sorte d’animal sauvage, se distinguant des autres animaux principalement par sa plus grande astuce : ils considéraient toute qualité estimable du caractère comme le résultat d’une sorte de dressage, expression par laquelle les anciens philosophes désignaient souvent la discipline qui convient aux êtres humains. La vérité est qu’on peine à trouver un seul trait d’excellence dans le caractère de l’homme qui ne soit en nette contradiction avec les sentiments spontanés de la nature humaine. »
John Stuart MILL, La Nature, 1858
« Le mot nature a deux sens principaux : ou bien il dénote le système total des choses avec l’agrégat de toutes leurs propriétés, ou il dénote les choses comme elles devraient être indépendamment de toute intervention humaine. Dans le premier sens la doctrine qui veut que l’homme suive la nature est absurde, puisque l’homme ne peut faire autrement que de suivre la nature, et que toutes ses actions se font par le jeu d’une loi ou de plusieurs lois de la nature, lois d’ordre physique ou mental, et en obéissant à ces lois. Dans l’autre sens du mot, la doctrine que l’homme doit suivre la nature, ou en d’autres termes doit faire du cours spontané des choses le modèle de ses propres actions volontaires, est également irrationnelle et immorale : irrationnelle, parce que toute action humaine quelle qu’elle soit consiste à changer le cours de la nature, et toute action utile à l’améliorer ; immorale, parce que le cours des phénomènes naturels est rempli d’événements qui, lorsqu’ils sont l’effet de la volonté de l’homme, sont dignes d’exécration, et que quiconque s’efforcerait dans ses actes d’imiter le cours naturel des choses serait universellement considéré comme le plus méchant des hommes.
Le système de la nature considéré dans son ensemble, ne peut avoir eu pour objet unique ou même principal le bien des hommes, ou même des autres êtres sensibles. Le bien que la nature leur fait est principalement le résultat de leurs propres efforts. Tout ce qui, dans la nature, fournit une indication d’un dessein bienfaisant prouve que la bienfaisance de l’être qui l’a conçu ne dispose que d’une puissance limitée, et que le devoir de l’homme est de coopérer avec les puissances bienfaisantes, non pas en imitant le cours de la nature, mais en faisant des efforts perpétuels pour l’amender, et pour rapprocher de plus en plus d’un type élevé de justice et de bonté, cette partie de la nature sur laquelle nous pouvons étendre notre puissance. »
Claude LÉVI-STRAUSS, Les Structures élémentaires de la parenté, 1967
« Aucune analyse réelle ne permet donc de saisir le point du passage entre les faits de nature et les faits de culture, et le mécanisme de leur articulation. Mais la discussion précédente ne nous a pas seulement apporté ce résultat négatif ; elle nous a fourni, avec la présence ou l’absence de la règle dans les comportements soustraits aux déterminations instinctives, le critère le plus valable des attitudes sociales. Partout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être à l’étage de la culture. Symétriquement, il est aisé de reconnaître dans l’universel le critère de la nature. Car ce qui est constant chez tous les hommes échappe nécessairement au domaine des coutumes, des techniques et des institutions par lesquelles leurs groupes se différencient et s’opposent. À défaut d’analyse réelle, le double critère de la norme et de l’universalité apporte le principe d’une analyse idéale, qui peut permettre — au moins dans certains cas et dans certaines limites — d’isoler les éléments naturels des éléments culturels qui interviennent dans les synthèses de l’ordre plus complexe. Posons donc que tout ce qui est universel, chez l’homme, relève de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôt un ensemble de faits, qui n’est pas loin, à la lumière des définitions précédentes, d’apparaître comme un scandale : nous voulons dire cet ensemble complexe de croyances, de coutumes, de stipulations et d’institutions que l’on désigne sommairement sous le nom de prohibition de l’inceste. Car la prohibition de l’inceste présente, sans la moindre équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractères où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs : elle constitue une règle, mais une règle qui seule entre toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d’universalité. »
François JACOB, Le jeu des possibles, 1981
« Tout enfant normal possède à la naissance la capacité de grandir dans n’importe quelle communauté, de parler n’importe qu’elle langue, d’adopter n’importe quelle religion, n’importe quelle convention sociale. Ce qui paraît le plus vraisemblable, c’est que le programme génétique met en place ce qu’on pourrait appeler des structures d’accueil qui permettent à l’enfant de réagir aux stimuli venus de son milieu, de chercher et repérer des régularités, de les mémoriser puis de réassortir les éléments en combinaisons nouvelles. Avec l’apprentissage, s’affinent et s’élaborent peu à peu ces structures nerveuses. C’est par une interaction constante du biologique et du culturel pendant le développement de l’enfant que peuvent mûrir et s’organiser les structures nerveuses qui sous-tendent les performances mentales. Dans ces conditions, attribuer une fraction de l’organisation finale à l’hérédité et le reste au milieu n’a pas de sens. Pas plus que de se demander si le goût de Roméo pour Juliette est d’origine génétique ou culturelle. Comme tout organisme vivant, l’être humain est génétiquement programmé, mais il est programmé pour apprendre. Tout un éventail de possibilités est offert par la nature au moment de la naissance. Ce qui est actualisé se construit peu à peu pendant la vie par l’interaction avec le milieu. »
Isabelle STENGERS, Résister au désastre, 2019
« La nature, au fond, c’est une idée assez vide ; mais l’idée que “la nature n’existe pas” me semble, elle, faire partie de l’arsenal académique destiné à choquer, à scandaliser. (…) Au fond, les scientifiques qui s’occupent d’aspects dispersés de ce qu’on appelle “nature” se fichent assez de la fameuse séparation nature/culture. En revanche, ils se révoltent si on leur dit que “ce n’est qu’une construction”.. C’est pourquoi j’aime bien la proposition du philosophe Alfred North Whitehead [1861-1947], qui a lié l’idée de “nature” avec ce que demandent les scientifiques lorsqu’ils parlent de la nature. La nature, ce serait ce à propos de quoi, si nous lui prêtons l’attention qui convient, nous trouverons plus, et nous n’accepterons pas d’y trouver moins. C’est ce qui fait travailler les scientifiques et ce qui les fait se révolter si on leur dit que la réalité est muette, que ce qu’ils trouvent c’est ce qu’ils ont mis, que tout n’est que représentation. Non, la nature “tient” indépendamment des humains. Et la manière, ou plutôt les manières dont elle tient est ce qui demande de l’attention. (…) On peut appeler “nature” ce qu’on n’en finit jamais d’explorer. (…)
Je ne perds pas mon temps à critiquer les mots pour le plaisir. Ils sont tous chargés d’histoire, et si on les juge à cause de cette histoire, on n’aura bientôt plus de mots. D’autres peuples ont d’autres mots. Donc pourquoi les nôtres devraient-ils être sans cesse remis en question ? Ce contre quoi on peut lutter en revanche, c’est certainement l’idée d’une nature régie par des lois alors que nous, nous serions des êtres de culture. Et on peut dire aussi que rêver d’une nature qui serait régie par les humains, c’est rêver sa destruction. On peut très bien fabriquer des monocultures qui ne tiennent plus que par nous, nos pesticides et nos engrais. Cela définit un ravage de la nature, la destruction de ce qui tient sans nous. »