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La Liberté
Définition : au sens le plus large, la liberté peut se définir comme « la capacité à ne pas être empêché d’agir ». Mais puisque chez l’être humain, la capacité d’agir est liée à la capacité de penser, de choisir par la réflexion la meilleure action possible dans une situation donnée (avant même d’agir), la question du libre choix de l’action précède celle de pouvoir agir. Lorsqu’elle concerne les être humains, la question de la liberté se présente sous un double aspect :
I. Libre arbitre (notion grecque d’autonomia) : liberté intérieure, subjective, capacité à se déterminer par soi-même, indépendamment des déterminismes intérieurs et des contraintes extérieures. S’oppose à l’idée de nécessité, de destin, de fatalité.
II. Liberté civile (notion grecque d’eleutheria) : ensemble des droits qu’un État reconnaît aux citoyens (libertés de penser, de se déplacer, de travailler, de s’associer, de culte, d’entreprendre, etc.). S’oppose à l’idée de soumission, de servitude.
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I. LE LIBRE ARBITRE
1. INTRODUCTION
La liberté est conçue en général comme le pouvoir faire ce que l’on veut. C’est la possibilité d’agir spontanément ou de façon réfléchie, selon nos désirs ou notre volonté. Notre liberté s’exprime concrètement dans les situations où nous devons faire un choix.
« La liberté est la puissance qu’un homme a de faire ou de ne pas faire quelque chose conformément à ce qu’il veut. » (LEIBNIZ)
(Ex.: Choix des études, d’occuper notre temps libre, d’un(e) conjoint(e), d’un candidat lors d’une élection…)
Dès lors que nous avons différentes possibilités d’agir dans une situation donnée, nous devons faire un choix et pouvons alors «?éprouver?» notre liberté. Nous ressentons subjectivement cette liberté à travers le sentiment d’être maître de notre propre vie, d’assumer nos choix et nos actions, d’en être responsable. Ce libre arbitre serait propre à l’être humain :
« Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés. Car il n’y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés, et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu en nous faisant maîtres de nous-mêmes, pourvu que nous ne perdions point par lâcheté les droits qu’il nous donne. » (DESCARTES, Traité des Passions de l’âme,1649)
« Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice. » (ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’Inégalité parmi les Hommes, 1755)
Néanmoins, le plus souvent, nous agissons sans y réfléchir, le choix de nos actions se faisant «?spontanément?», selon des déterminismes qui peuvent être soit naturels?(d’origine biologique, principalement les besoins primaires : manger, boire, dormir, se reproduire…), soit culturels??(d’origine sociologique, en lien avec notre éducation, notre milieu social…), soit personnels ?(d’origine psychologique, liés à notre histoire personnelle, à des événements, des expériences, des traumatismes…).
« Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir, et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent.?» (SPINOZA, Lettre à Schuller, 1674)
Nous ne pouvons pas alors parler de liberté de choix, même si nous faisons «?ce que nous voulons?» : nous ne faisons alors qu’assumer nos déterminismes (nous sommes déterminés à vouloir ce que nous voulons). Mais nous pouvons en être conscient et dès lors les critiquer, les remettre en cause.
Le libre arbitre (s’il est possible) consiste à choisir «?en toute connaissance de causes?», c’est-à-dire indépendamment de tous les déterminismes (biologiques, sociologiques ou psychologiques), donc en motivant notre choix par un jugement rationnel.
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2. PEUT-ON VRAIMENT ÊTRE LIBRE ? DÉTERMINISMES ET FATALITÉS
Problème du libre arbitre : si les déterminismes naturels (physiques et biologiques), culturels (sociologiques) et personnels (psychologiques) interdisent tout choix réellement libre, l’être humain associe le sentiment de liberté au fait d’assumer ces déterminismes comme étant constitutifs de sa personnalité. C’est une conception irrationnelle de la liberté (Hitler ou Jack l’éventreur faisaient aussi ce qu’ils voulaient)… D’où la nécessité (faute d’une autonomie personnelle partagée) de poser socialement des limites (devoirs) à la liberté civile (droits) s’appuyant sur le principe : « Ma liberté s’arrête où commence celle des autres » (J.S. MILL) ou « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789).
De fait, il ne peut y avoir de liberté individuelle (et donc d’autonomie morale) sans capacité de remise en cause de ses propres déterminismes.
2.1. Le déterminisme
a/ Le destin (notre avenir est déjà écrit, nous ne pouvons y échapper)
Dans les civilisations antiques, l’Homme est le jouet des aprices des dieux. Ainsi, l’oracle prédit à Œdipe qu’il tuera son père et épousera sa mère. Par ses propres efforts pour échapper à son destin fixé par les dieux, Œdipe précipite la réalisation de la prophétie de l’oracle. Pour les Grecs, c’est ce combat des êtres humains contre le destin implacable (la mort) qui détermine l’aspect « tragique » de l’existence humaine.
Dans la religion ou la mythologie romaine, les Parques sont les divinités maîtresses de la destinée humaine, de la naissance à la mort. Représentées comme des fileuses tissant la vie des hommes et la tranchant. Elles symbolisent le changement nécessaire qui détermine les rythmes de la vie imposés à l’être humain, et la fatalité de la mort contre laquelle il ne peut rien.
Au contraire, la notion de liberté admet une incertitude concernant l’avenir et peut donc être cause d’angoisse. Ainsi, dans la religion catholique, l’être humain est libre donc responsable de ses actes devant Dieu. La notion de «?libre arbitre?» devient centrale dans la morale chrétienne avec Augustin d’Hippone (354-430).
Pour échapper à l’angoisse issue de l’incertitude, la plupart des religions ont développé des notions qui retrouvent l’idée d’un destin :
- karma (somme de ce qu’un individu a fait, est en train de faire ou fera) dans les religions orientales (bouddhisme, hindouisme…), qui détermine les événements à venir,
- prédestination dans la religion protestante, qui détermine la «?vocation?»,
- fatalisme (du latin fatum, le destin, souvent déterminés par le ou les dieux) : «?Inch’ Allah?» de l’Islam…
De fait, certaines formes archaïques de religiosité persistent dans les sociétés modernes : voyance et horoscope sont des croyances en l’idée que l’avenir est «?déjà écrit?».
b/ Le principe de causalité : tout fait est effet, conséquence d’une série de causes
Déjà chez les Romains (en particulier les Stoïciens), la notion de destin se rapproche de celle du déterminisme moderne : comme toute chose, l’être humain est soumis à l’ordre de la nature.
« J’appelle destin (fatum) ce que les Grecs appellent heimarménè, c’est-à-dire l’ordre et la série des causes, quand une cause liée à une autre produit d’elle-même un effet. (…) On comprend dès lors que le destin n’est pas ce qu’entend la superstition, mais ce que dit la science, à savoir la cause éternelle des choses, en vertu de laquelle les faits passés sont arrivés, les présents arrivent et les futurs doivent arriver. » (CICÉRON)
Puisqu’un fait est toujours la conséquence nécessaire (il ne pouvait en être autrement) d’un ou plusieurs autres faits qui l’ont précédé et en sont les causes, l’univers est soumis au règne de la nécessité et non à celui de la liberté.
La modernité scientifique retrouve cette conception : le démon de Laplace (Laplace, mathématicien, physicien et philosophe, 1749-1827)
« Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements les plus grands de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé serait présent à ses yeux ».(LAPLACE, Essai philosophique sur les probabilités, 1814)
2.2. Une classification des déterminismes
Les déterminismes définissent ce qui en nous prédétermine nos choix, nos actions, pensées, sentiments, émotions : c’est ce qui s’oppose au libre arbitre. Ils sont «?intériorisés?», inscrits en nous et nous apparaissent comme faisant partie de notre personnalité, voire comme la définissant (nos habitudes devenant, selon Pascal, une « seconde nature »).
a – Déterminismes naturels (biologiques) : comportements instinctifs, innés, caractérisés par un ensemble d’actions déterminées, ordonnées à la conservation de l’espèce ou de l’individu (nutrition, reproduction, défense, protection, expression, etc. ) On les retrouve chez tous les êtres humains, indépendamment de leur culture (comportements liés à la joie, à la peur, à la colère, à la sexualité…) Pour Platon, ils ne sont pas une fatalité :
« Il semble bien qu’ils sont innés dans tous les hommes ; mais réprimés par les lois et les désirs meilleurs, ils peuvent avec l’aide de la raison être entièrement extirpés chez quelques hommes, ou rester amoindris en nombre et en force, tandis que chez les autres ils subsistent plus nombreux et plus forts. » (PLATON, La République, Livre IX)
Peu nombreux chez l’être humain, ces déterminismes innés sont (en général) progressivement « mis en forme » ou entièrement remplacés par l’éducation.
b – Déterminismes culturels (sociaux) : comportements acquis sous l’influence du milieu (éducation, imitation, injonctions, interactions…) L’habitus (hexis en grec, mais les sociologues ont conservé le mot latin qui a donné «?habitude?») est défini par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque comme l’ensemble des dispositions acquises, des habitudes qui, lorsqu’elles sont bonnes, déterminent la « vertu » (comme aptitude morale à choisir le meilleur comportement dans une situation donnée). C’est l’idée de « l’habitude devenue seconde nature » chez Pascal, qui sera reprise par les sociologues modernes (en particulier Marcel Mauss, Norbert Elias et Pierre Bourdieu) :
«?L’habitus est le produit du travail d’inculcation et d’appropriation nécessaire pour que les produits de l’histoire collective (de la langue, de l’économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d’existences. » (Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, 1980)
L’habitus est donc un ensemble de déterminations d’ordres physique, psychique, social et culturel communes à tous les individus d’un même groupe social, matrice de comportements individuels acquis (manières de parler, de marcher, de s’habiller, valeurs et normes morales, goûts…) Nos aspirations elles-mêmes (ex. : ce que nous voulons faire de notre vie) seraient déterminées socialement par notre milieu social d’origine. Nous serions dons soumis à un « destin social », déterminant toutes sortes de préjugés et de ce fait limitant (voire interdisant) toute possibilité de libre arbitre.
Mais si l’on admet avec Rousseau que « l’homme est perfectible », et avec Nietzsche que l’être humain dispose d’une « plasticité » (« Il faudrait savoir précisément quelle est la force plastique de l’individu, du peuple, de la civilisation en question. Je veux parler de cette force qui permet à quelqu’un de se développer de manière originale et indépendante, de transformer et d’assimiler les choses passées ou étrangères »), alors ces déterminismes sociaux acquis peuvent être dépassés grâce à une éducation visant à développer chez chacun une « autonomie morale » (projet des Lumières que présente Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? ).
c – Déterminismes individuels (psychologiques), propres à chaque individu puisqu’ils ne sont pas donnés par nature ni construits par notre culture mais liés à notre histoire personnelle, à notre expérience individuelle, et qui conditionnent certains traits de notre personnalité que l’on va essentialiser : « C’est mon identité, je ne peux rien y faire... »
Ex. : Phobie (peur irraisonnée) envers des objets en lien plus ou moins direct avec un événement traumatique.
« Lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j’y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu’un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu’il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c’est. » (Descartes, Lettre à Chanut, 6 juin 1647)
Ces déterminismes psychologiques, se traduisent par des perturbations affectives, cognitives, fantasmatiques. Les assumer, c’est renoncer à son libre arbitre. Pourtant, ces déterminismes psychologiques étant acquis, ils peuvent être dépassés (notion de « travail sur soi », mais aussi psychothérapies).
3. RAISON, CONNAISSANCE : LES OUTILS DU LIBRE ARBITRE
A. Évidence objective de la liberté humaine
« L’homme est libre ; sans quoi conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses et châtiments seraient vains. Pour mettre en évidence cette liberté, il faut remarquer que certains êtres agissent sans jugement, comme par exemple la pierre qui tombe ; il en est ainsi de tous les êtres privés du pouvoir de connaître.
D’autres agissent d’après une appréciation, mais qui n’est pas libre, par exemple les animaux : en voyant le loup, la brebis saisit par un discernement naturel, mais non libre, qu’il faut fuir ; en effet ce discernement est l’expression d’un instinct naturel et non d’une opération synthétique. Il en est de même pour tout discernement chez les animaux.
Mais l’homme agit par jugement, car c’est par le pouvoir de connaître qu’il estime devoir fuir ou poursuivre une chose. Et puisqu’un tel jugement n’est pas l’effet d’un instinct naturel, mais un acte de synthèse qui procède de la raison, l’homme agit par un jugement libre qui le rend capable de diversifier son action. En effet, à l’égard de ce qui est contingent, la raison peut faire des choix opposés, comme le prouvent les arguments des dialecticiens et les raisonnements des rhéteurs. Or les actions particulières sont, en un sens, contingentes; aussi le jugement rationnel peut-il les apprécier diversement et n’est-il pas déterminé par un point de vue unique. Par conséquent, il est nécessaire que l’homme soit doué du libre arbitre, du fait même qu’il est doué de raison. »THOMAS d’Aquin, Somme théologique (1266)
Selon Thomas d’Aquin, la liberté de l’être humain repose sur l’usage de la raison car le jugement que produit la raison n’est pas pré-déterminé, ne pré-existe pas à l’usage de la raison.
• La « connaissance » comme condition de possibilité du libre arbitre (précepte socratique du «?Connais-toi toi-même?»)
La liberté n’est pas une faculté humaine «?naturelle?» qu’on aurait juste à développer. Elle est le produit d’un fonctionnement mental particulier qui doit être acquis : c’est ce que définit la notion d’émancipation. Ainsi pour Spinoza, s’il n’est pas possible d’échapper entièrement à nos déterminismes, en les comprenant, nous nous donnons néanmoins les moyens de « moins les subir » :
« Chacun a le pouvoir de se comprendre lui-même et de comprendre ses affects de façon claire et distincte, sinon totalement, du moins en partie, et il a par conséquent le pouvoir de faire en sorte d’avoir moins à les subir. » (SPINOZA, L’Ethique, 1671)
• Liberté et créativité (Kant) :
« J’entends par liberté […] la faculté de commencer de soi-même, un état dont la causalité n’est pas subordonnée à son tour suivant la loi de la nature à une autre cause qui la détermine. » (KANT, Critique de la raison pure, 1781)
Cette conception kantienne de la liberté permet de comprendre toute forme de créativité humaine comme l’expression de la liberté spécifique de l’être humain puisque le créateur fait advenir quelque chose de nouveau, qui ne lui préexistait pas (cf. cours sur l’Art, le « génie » selon Kant).
• La liberté radicale (Sartre) :
« L’homme […] n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. » « L’homme est condamné à être libre ; condamné parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. » (SARTRE, L’Existentialisme est un humanisme, 1945)
Si comme l’affirme Sartre « l’existence précède l’essence », autrement dit si notre expérience de chaque instant (notre existence) transforme ce que l’on est (notre essence), nous sommes ouvert au « devenir » (on retrouve ici les idées rousseauiste de « perfectibilité » et nietzschéenne de « plasticité »). Nous ne sommes jamais « réifiés » ou « chosifiés », figés dans une identité définitive. Certes « nous sommes embarqués », « en situation », c’est-à-dire « jetés » dans un cadre social et historique que nous n ‘avons pas choisi, mais nous pouvons à chaque instant choisir notre prochaine action parmi toutes celles qui nous sont possibles. Accepter ses déterminismes est selon Sartre un acte de « mauvaise foi », une manière de fuir nos responsabilités en niant notre liberté.
II. LA LIBERTÉ CIVILE
II.1. INTRODUCTION
1/ Définition :
La liberté civile (= en société) définit tout ce qui, pour l’individu dans une société donnée n’est pas interdit par les lois (tout ce qui n’est pas interdit est permis).
« La liberté [civile] est le droit de faire tout ce que les lois permettent. »
MONTESQUIEU, L’Esprit des Lois, 1748
On oppose la liberté civile (essentiellement sociale, politique et concrète) :
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- d’une part à la liberté naturelle (= n’obéir qu’à ses désirs, indépendamment de toute contrainte sociale) ;
- d’autre part au libre-arbitre (= faculté de la consicence humaine à vouloir indépendamment de toute forme de déteminisme).
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2/ Problème : liberté / licence
La liberté est conçue en général comme le pouvoir de « faire ce que l’on veut », d’agir selon nos désirs, nos envies du moment. Or nous pouvons avoir envie sous le coup de la colère de frapper quelqu’un, sous l’emprise du désir de voler ou de violer… La vie en société semble donc incompatible avec une conception de la liberté comme expression spontanée des pulsions et des affects. « Faire ce qu’on veut quand on veut » : c’est exactement l’idée de la liberté que se font les dictateurs, les pervers sexuels et les criminels de toutes sortes… (Cf. l’argumentation de Calliclès dans le Gorgias de Platon). La vie en société semble donc devoir nécessairement être régulée par un ensemble de contraintes (lois, normes, règles de politesse…) qui s’opposent à l’expression individuelle de la liberté naturelle (pulsions, désirs, envies…).
Ex. : J’ai envie de rester au lit mais je dois aller travailler, j’ai envie de frapper cette personne agressive mais je dois lui sourire…
La notion de « licence » définit précisément cette conception primaire de la liberté, qualifiée par certains auteurs de « liberté naturelle ».
Platon la nomme « dérèglement » puisqu’elles refuse de suivre les règles ou les lois de la cité (nomos) au nom d’un principe considéré comme supérieur parce que plus originaire, celui des lois de la nature (phusis).
De fait, la plupart des auteurs définissent précisément la liberté par opposition avec la licence qui est alors considéré comme une forme de soumission (le contraire de la liberté) aux lois de la nature.
Ex. : Calliclès (dans le Gorgias de Platon) : «?Si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer. »
Slogans de mai 1968 : « Il est interdit d’interdire », « Jouissons sans entraves?»…
Toute culture peut être considérée comme fondée sur un système de contraintes (morale, politesse, droit…) destiné à limiter la liberté des individus pour permettre leur coexistence et donc la conservation de la société. Mais les individus peuvent considérer ces contraintes comme une « dénaturation », une perte d’humanité, et donc dénoncer les lois sociales (conventionnelles) au nom de « lois de la nature » supposées seules réellement fondées.
La conservation de la société (sa stabilité) et donc la continuité de la vie sociale des citoyens, imposent à chacun de renoncer à une partie de sa liberté pour permettre une coexistence durable : c’est l’idée du «?contrat social?». D’où le principe fondamental des sociétés libérales, c’est-à-dire dire celles qui posent la liberté individuelle comme principe politique (= d’organisation sociale) fondamental (par opposition aux sociétés autoritaires ou totalitaires) : « Ma liberté s’arrête où commence celle des autres » (qui peut apparaître comme un paradoxe puisqu’on y affirme que la liberté est soumise à des contraintes).
Cette règle est liée à une autre, celle qui lie les droits (idée de liberté) à des devoirs (idée de contrainte).
Ex. : Nous aurons droit à une retraite parce que nous nous serons soumis durant notre vie professionnelle au devoir de cotiser.
La liberté civile apparaît comme :
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- un concept relatif (à une situation historique) : extension des libertés civiles en situation de paix et de développement économique, réduction (état d’urgence, dans des circonstances de menace pour la société) ;
- un concept limitatif (de la « liberté naturelle ») : tout comportement humain est autorisé s’il n’est pas interdit par les lois.
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II.2. LES LOIS LIMITENT LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE
• État de nature / État civil (Cf. cours sur l’Etat)
Hobbes dans le Léviathan (1670), reprend une distinction conceptuelle d’Aristote : état de nature / état civil (social). Selon lui, l’état de nature est « la guerre de tous contre tous » parce que, sans les interdits posés par la culture (religion, morale, droit…) et les contraintes posées par les lois, « l’homme est un loup pour l’homme ».
Hobbes théorise une forme absolutiste du « contrat social » : l’individu devient citoyen en acceptant de renoncer à sa liberté (naturelle) en échange (idée de contrat) de la garantie de la sécurité de sa personne et de ses biens. Il se soumet donc volontairement et entièrement aux lois imposées par les instances dirigeantes de la communauté.
« L’être humain n’est pas un être doux, en besoin d’amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l’agression. En conséquence de quoi, le prochain n’est pas seulement pour lui une aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus – l’homme est un loup pour l’homme ; qui aura le courage, après toutes les expériences de la vie et de l’Histoire, de contester cette phrase ?
L’existence de ce penchant à l’agression que nous pouvons ressentir en nous-mêmes et présupposons à bon droit chez l’autre, est le facteur qui perturbe notre rapport au prochain et oblige la culture à la dépense qui est la sienne. Par suite de cette hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, toute société, toute culture, est constamment menacée de désagrégation. L’intérêt de la communauté à coopérer ensemble ne suffirait pas à maintenir la cohésion sociale car les passions pulsionnelles sont plus fortes que les intérêts rationnels. La culture doit tout mettre en œuvre pour poser des barrières aux pulsions d’agression des hommes et tenir en respect ces manifestations. »FREUD, Malaise dans la culture, 1930
Rappel (cf. cours sur l’Inconscient) : Freud décrit dans le fonctionnement psychique, outre le Moi conscient, un Ça, siège biologique des pulsions, en particulier sexuelle et agressive, et un Surmoi, d’origine culturelle, intériorisé par éducation et ayant pour fonction de filtrer, de refouler ou de mettre en forme l’expression des pulsions. Sans le Surmoi, l’expression spontanée et libre des pulsions conduirait (selon Freud) à la désagrégation de la société. Mais si le sujet assume ses pulsions comme l’expression la plus fondamentale de son moi, la culture, puisqu’elle pose des barrières à ses pulsions, lui apparaît comme aliénante.
Les interdits limitant la liberté humaine en limitant l’expression des pulsions pourront être classés en 2 catégories :
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- ceux qui déterminent le « Surmoi », inculqués par la culture, intériorisés dans le psychisme humain et dont la transgression donne lieu à la honte, au remord ou à divers troubles psychiques ;
- ceux qui sont objectivés dans les discours institutionnels (politiques, judiciaires, religieux…), concrétisés dans les institutions et dont la transgression donne lieu à condamnation, punition, stigmatisation…
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• Relation entre liberté civile et libre-arbitre
« La liberté est l’autorisation de n’obéir à aucune autre loi extérieure que celles auxquelles j’ai pu donner mon assentiment »
KANT, Vers la paix perpétuelle (1795)
C’est donc le libre-arbitre de l’individu qui s’objective dans la libertécivile. La difficulté vient de ce que l’être humain porte en lui une double détermination contradictoire que Kant nomme «?insociable sociabilité de l’homme?», ce qui fait osciller l’être humain entre les désirs qui ne peuvent être satisfaits que dans le cadre d’une vie sociale et le désir de liberté, d’autonomie, que la hiérarchie sociale contrarie :
« […] l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L’homme a un penchant à s’associer, car dans un tel état, il se sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s’isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tout côté, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. »
KANT, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784)
Pour Kant c’est cette ambivalence fondamentale des désirs humains à l’égard de la vie sociale qui est le moteur du progrès social, historique, politique de l’humanité. Le « progrès politique » doit produire un ordre juridique cohérent avec une morale rationnelle. Au cours de l’histoire de l’humanité, ce progrès a consisté à élargir progressivement la liberté civile de telle sorte que l’être humain puisse dans sa vie sociale développer au mieux ses facultés, et en particulier sa raison qui est la condition de possibilité du libre-arbitre.
La liberté individuelle, définie comme pouvoir d’expression de la totalité humaine (naturelle, culturelle, historique), se trouve perpétuellement remise en cause dans les interactions sociales parce qu’elle y entre en concurrence avec la liberté d’autrui.
La liberté civile vise donc à établir un équilibre (juste) entre les libertés individuelles.
• Le cas de l’anarchie (opposition à l’idée d’État) :
La notion d’anarchie est fondée sur la négation du principe d’autorité (hiérarchie) dans l’organisation sociale et le refus de toute contrainte découlant des institutions basées sur ce principe.
Elle vise à développer une société sans domination et sans exploitation, où les individus-producteurs coopèrent librement dans une dynamique d’autogestion et de fédéralisme. L’anarchisme met donc en avant la solidarité, la complémentarité des libertés individuelles et collectives, la propriété commune autogérée : ce qui présuppose un être humain naturellement bon ou/et rationnel ou encore parfaitement éduqué pour suivre ces principes.
NB. : S’appuyant sur une conception idéale de l’être humain (responsable de lui-même et des autres), l’anarchisme concret n’a jamais pu être mis en pratique de manière durable.
3. LES LOIS GARANTISSENT LA LIBERTÉ CIVILE
• La liberté peut être considérée comme la raison d’être de l’État :
« La finalité de l’État n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en réalité la liberté. »
SPINOZA, Traité théologico-politique (1670)
La société n’est pas un troupeau d’animaux domestiqués, dont la vie collective limiterait dans l’intérêt de l’espèce l’expression des dispositions individuelles, mais au contraire un ensemble de forces concourant (dans l’intérêt de chacun) au même but : permettre l’usage de la raison (qui est la condition de la liberté, cf. cours Libre-arbitre).
« L’homme raisonnable est plus libre dans la cité où il vit sous la loi commune que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même. »
SPINOZA, Éthique (1677), IV, prop. 73
Si la loi m’interdit de nuire à autrui (et limite ainsi ma liberté), elle interdit aussi à autrui de me nuire. La part de liberté à laquelle je renonce est celle de l’irrationalité (violence, pulsions…). La part de liberté qui m’est garantie en échange par l’État (dans une société démocratique) est celle de la rationalité (éducation, soins, culture, paix, commerce…) et donc de la raison.
La travail de la raison s’exprime parfaitement dans le principe fondamental : « La liberté de chacun s’arrête là où commence celle d’autrui ?», comme l’affirme la Déclaration des droits de l’homme de 1789 :
« Art. 4 : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de borne que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.
«?Art. 5 : La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. »
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789
• La théorie du « contrat social » (Grotius, Hobbes, Locke, Rousseau)
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- L’état de nature : état des hommes n’ayant entre eux d’autre lien que leur qualité commune d’être des êtres humains, chacun étant libre et égal à tous, et ne suivant aucune autre règles que celles de la nature.
- Le contrat de société ou « contrat d’association » : contrat des individus entre eux quand ils décident de s’unir pour conférer à une seule personne ou à une assemblée la tâche de prendre des décisions concernant la sécurité et l’utilité commune de telle sorte que ces décisions soient considérées comme la volonté de tous en général et de chacun en particulier.
- Le contrat de gouvernement ou « contrat de soumission » : Le contrat de soumission est l’abandon volontaire de tout ou d’une partie de la souveraineté individuelle (= liberté) aux mains des gouvernants qui s’engagent de leur côté à veiller sur la sécurité et l’utilité commune.
• Contrat social et liberté civile (Cf. Cours Société et Etat) :
« Hors de l’état civil, chacun jouit sans doute d’une liberté entière, mais stérile ; car, s’il a la liberté de faire tout ce qu’il lui plaît, il est en revanche, puisque les autres ont la même liberté, exposé à subir tout ce qu’il leur plaît. Mais, une fois la société civile constituée, chaque citoyen ne conserve qu’autant de liberté qu’il lui en faut pour vivre bien et vivre en paix, de même les autres perdent de leur liberté juste ce qu’il faut pour qu’ils ne soient plus à redouter.
Hors de la société civile, chacun a droit sur toutes choses, si bien qu’il ne peut néanmoins jouir d’aucune. Dans une société civile par contre, chacun jouit en toute sécurité d’un droit limité.
Hors de la société civile, tout homme peut être dépouillé et tué par n’importe quel autre. Dans une société civile, il ne peut plus l’être que par un seul. Hors de la société civile, nous n’avons pour nous protéger que nos propres forces ; dans une société civile, nous avons celles de tous.Hors de la société civile, personne n’est assuré de jouir des fruits de son industrie?; dans une société civile, tous le sont.On ne trouve enfin hors de la société civile que l’empire des passions, la guerre, la crainte, la pauvreté, la laideur, la solitude, la barbarie, l’ignorance et la férocité ; dans une société civile, on voit, sous l’empire de la raison, régner la paix, la sécurité, l’abondance, la beauté, la sociabilité, la politesse, le savoir et la bienveillance. »Thomas HOBBES, Le Citoyen (1642)
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problême fondamental dont le contrat social donne la solution. »
ROUSSEAU, Du contrat social (1762)
4. LIBERTÉ CIVILE ET RÉGIME POLITIQUE
• L’étendue de la liberté civile détermine la spécificité d’un régime politique
Le débat moderne sur la liberté civile porte principalement sur les limites de la tolérance à l’expression individuelle dans la sphère collective (opinions, discours, comportements…) : questions de la liberté d’expression, d’association, de culte, de manifestation, etc., risquant de créer des conflits sociaux.
En Europe, le spectre des guerres de religions qui ont secoué la Grande-Bretagne, la France et les pays germaniques au XVIe siècle, puis la terreur lors de la révolution française ou la révolution bolchévique et plus près de nous le nazisme, rappellent les risques que la gestion politique des libertés civiles peut faire courir à la société elle-même : autodestruction ou totalitarisme (le totalitarisme s’imposant comme «solution» à la dissolution sociale).
Pas assez de liberté civile (contrainte excessive des lois) et trop de liberté civile (possibilité pour les uns d’exploiter les autres ou anarchie) aboutissent au même risque de conflit social, voire de guerre civile.
Le problème de la liberté civile est donc politique, et en particulier juridique puisque ce sont les lois qui fixent dans une société les droits et les devoirs des citoyens. Or spontanément, en amont de la rationalité pratique (l’usage de la raison dans le domaine de l’action), l’être humain perçoit les droits comme favorables à sa liberté et, au contraire, les devoirs comme contraires à sa liberté. Seul l’usage de la raison permet concevoir le lien entre droits et devoirs, entre liberté et contraintes.
Ex. : J’accepte le devoir de travailler, de payer des impôts et, en général, de suivre les lois (et donc de renoncer à une part de ma liberté) pour bénéficier en échange de la garantie institutionnalisée de droit : liberté de pensée, d’expression, de déplacement, de choix de mes relations, de mes loisirs… (Contrat = Échange)
• L’étendue de la liberté civile dans une société détermine la « plasticité » de cette société :
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- L’extension des libertés civiles « ouvre » la société, ce qui doit pouvoir se concrétiser par la mobilité sociale pour les individus, la coexistence des modes de vie divers, la liberté d’opinion (opinions politiques, religieuses…), d’expression, d’association. Mais de ce fait la dynamique de la société s’appuie sur une conflictualité régulée. Rien n’est donc jamais définitivement acquis (l’«?ascenseur social?» peut monter mais aussi descendre) — ce qui, dans les régimes politiques libéraux, peut conduire à une incertitude angoissante pour les individus les plus exposés lors des transformations sociales. Les régimes libéraux doivent donc prévoir des mécanismes institutionnels de solidarité.
- La limitation des libertés civiles « referme » la société (ou la communauté) sur elle-même en déterminant a priori les statuts de chacun, en contraignant les comportements de chaque individu selon l’appartenance à une classe, une classe, une «?race?» ou une caste. Une société fermée s’interdit toute possibilité de progrès social — et en général les autres formes de progrès (techniques, artistiques, scientifiques…), qui tôt ou tard viendraient stimuler le progrès social.
• Mais la « plasticité » des sociétés ouvertes présente nécessairement un double aspect solidaire :
« Rien n’est bon indéfiniment et sans mesure. Il faut que l’autorité dont jouit la conscience morale ne soit pas excessive ; autrement, nul n’oserait y porter la main et elle se figerait trop facilement sous une forme immuable. Pour qu’elle puisse évoluer, il faut que l’originalité puisse se faire jour ; or pour que celle de l’idéaliste qui rêve de dépasser son siècle puisse se manifester, il faut que celle du criminel, qui est au-dessous de son temps, soit possible. L’une ne va pas sans l’autre. »
Emile DURKHEIM, Le crime, phénomène normal, 1894
Si l’on veut la mobilité sociale, le progrès, la créativité (ceux qui créent doivent pour cela échapper aux normes actuelles de leur domaine pour les dépasser), il faut laisser un degré de liberté morale et civile aux citoyens, condition de la plasticité sociale et du progrès, il faut accepter la criminalité (puisque le criminel est celui qui échappe aux normes en vigueur dans le domaine de la morale, se comporte « librement » par rapport aux valeurs morales.)
Trop de liberté peut être cause d’angoisse, d’insécurité (voire de suicide) : notion d’« anomie » (anomos = absence de règles, de normes, de lois) :
« Si l’anomie est un mal, c’est avant tout parce que la société en souffre, ne pouvant se passer, pour vivre, de cohésion et de régularité. Une réglementation morale ou juridique exprime donc essentiellement des besoins sociaux que la société seule peut connaître. »
Emile DURKHEIM, De la division du travail social, 1893
L’absence d’organisation ou de loi, de valeurs communes à un groupe, peut conduire à l’absence de sentiment d’appartenance mais aussi à l’absence de critère de choix, de principes moraux permettant d’orienter sa vie ou de déteriner ses actions :
« L’anomie est donc, dans nos sociétés modernes, un facteur régulier et spécifique des suicides ; elle est une des sources auxquelles s’alimente le contingent annuel. […] [Le suicide anomique] diffère en ce qu’il dépend, non de la manière dont les individus sont attachés à la société, mais de la façon dont elle les réglemente. »
Emile DURKHEIM, Le suicide, 1897