Vérité et mensonge au sens extra-moral

Freidrich NIETZSCHE (1873)

 

Ière partie 

§1 « Il y eut un jour, au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’« histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se figea dans la glace et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. — Telle est la fable qu’on pourrait inventer, sans parvenir toutefois à illustrer suffisamment l’aspect lamentable, fantomatique et fugitif, l’aspect vain et arbitraire de cette exception que constitue l’intellect humain au sein de la nature ; des éternités durant, il n’était pas ; et s’il disparaît à nouveau, il ne se sera rien passé de plus. Car il n’y a pas pour cet intellect de mission qui dépasserait le cadre de la vie humaine. Il n’est qu’humain, et seul son possesseur et son producteur le traite avec autant de passion que s’il était l’axe autour duquel tournait le monde. Mais, si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent en elle voler le centre du monde. Il n’est rien de si condamnable et de si insignifiant dans la nature qui ne s’enfle aussitôt comme une outre au moindre souffle de cette force du connaître ; et de même que tout portefaix veut aussi avoir son admirateur, l’homme le plus fier, le philosophe, s’imagine lui aussi avoir les yeux de l’univers braqués comme un télescope sur son action et sa pensée.

§2 Il est remarquable que l’intellect soit responsable de cette situation, lui qui n’est justement qu’un moyen de soutenir les êtres les plus infortunés, les plus délicats et les plus éphémères, afin de les maintenir dans l’existence une minute, cette existence qu’ils auraient, sans le secours de cette aide, toutes les raisons de fuir aussi vite que le fils de Lessing. Cet orgueil lié à la connaissance et au sentir, tel un brouillard aveuglant posé sur les yeux et sur les sens des hommes, les trompe sur la valeur de l’existence dans la mesure où il s’accompagne de l’appréciation la plus flatteuse sur la connaissance elle-même. Son effet le plus courant est la tromperie — mais ses effets les plus caractéristiques impliquent aussi quelque chose du même ordre.

§3 En tant que moyen de conservation de l’individu, l’intellect déploie l’essentiel de ses forces dans la dissimulation ; car elle est le moyen de conservation des individus plus faibles et moins robustes, dans la mesure où il leur est impossible de mener une lutte pour l’existence avec des cornes ou avec une mâchoire acérée des bêtes de proie. C’est chez l’homme que cet art de la dissimulation atteint son point culminant : la tromperie, la flatterie, le mensonge et l’abus, le commérage, l’ostentation, le fait de parer sa vie d’un éclat d’emprunt et de porter le masque, le voile de la convention, le fait de jouer la comédie devant les autres et devant soi-même, bref, le perpétuel voltige autour d’une flambée de vanité sont chez lui à tel point la règle et la loi qu’il n’est presque rien de plus inconcevable que l’apparition, chez les hommes, d’un instinct de vérité honnête et pur. Ils sont profondément plongés dans les illusions et les rêves, leur œil ne fait que glisser à la surface des choses et ne voit que des « formes », leur sensation ne conduit en aucune manière à la vérité, mais se borne à recevoir des excitations et joue en quelque sorte à tâtons sur le dos des choses. En outre, durant toute sa vie, l’homme se laisse tromper la nuit par ses rêves sans que jamais son sens moral ne cherche à l’en empêcher : alors qu’il doit bien y avoir des hommes qui, à force de volonté, ont réussi à se débarrasser du ronflement. Mais que sait en vérité l’homme de lui-même ! Et serait-il même capable de se percevoir une fois intégralement lui-même, comme exposé dans la lumière d’une vitrine ? La nature ne lui dissimule-t-elle pas la plupart des choses, même en ce qui concerne son propre corps, afin de le retenir prisonnier d’une conscience fière et trompeuse, à l’écart des replis de ses intestins, à l’écart du cours précipité du sang dans ses veines et du jeu complexe des vibrations de ses fibres! Elle a jeté la clef : et malheur à la curiosité fatale qui voudrait un jour lancer un coup d’œil par une fente hors de la chambre de la conscience, et qui, dirigeant ses regards vers le bas, pressentirait alors sur quel fond impitoyable, avide, insatiable et meurtrier, l’homme repose, indifférent à sa propre ignorance et accroché en quelque sorte à ses rêves comme au dos d’un tigre. D’où proviendrait, au sein de ce monde et dans cette constellation, l’instinct de vérité ?

§4 Pour autant que l’individu tient à se conserver face à d’autres, il n’utilise son intelligence le plus souvent qu’aux fins de la dissimulation, dans l’état de nature : mais dans la mesure où l’homme à la fois par nécessité et par ennui veut vivre en société et en troupeau, il lui est nécessaire de conclure la paix et de faire en sorte, conformément à ce traité, qu’au moins l’aspect le plus grossier de « la guerre de tous contre tous » [bellum omnium contra omnes] disparaisse de son monde. Or ce traité de paix apporte quelque chose qui ressemble à un premier pas en vue de l’acquisition de cet énigmatique instinct de vérité. En effet, ce qui désormais doit être la « vérité » est alors fixé, c’est-à-dire qu’une désignation uniformément valable et obligatoire des choses est inventée, et que la législation du langage donne aussi les premières lois de la vérité : car, à cette occasion et pour la première fois, apparaît un contraste entre la vérité et le mensonge. Le menteur utilise les désignations valables, les mots, pour faire apparaître réel l’irréel ; il dit par exemple : « Je suis riche », alors que pour qualifier son état c’est justement « pauvre » qui serait la désignation correcte. Il maltraite les conventions établies en opérant des substitutions arbitraires ou même en inversant les noms. S’il agit ainsi de façon intéressée et, de plus, préjudiciable, la société ne lui fera plus confiance et par-là même l’exclura. En l’occurrence, les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice provoqué par un mensonge. Fondamentalement, ils ne haïssent pas la tromperie, mais les conséquences fâcheuses et néfastes de certains types de tromperie. C’est seulement dans ce sens ainsi restreint que l’homme veut la vérité. Il désire les conséquences favorables de la vérité, celles qui conservent la vie ; mais il est indifférent à l’égard de la connaissance pure et sans conséquence, et il est même hostile aux vérités qui peuvent être préjudiciables ou destructrices. Mais d’ailleurs : qu’en est-il de ces conventions du langage ? Sont-elles d’éventuels produits de la connaissance, et du sens de la vérité ? Les choses et leurs désignations coïncident-elles ? Le langage est-il l’expression adéquate de toutes les réalités ?

§5 Ce n’est jamais que grâce à sa capacité d’oubli que l’homme peut en arriver à s’imaginer posséder une vérité au degré que nous venons justement d’indiquer. S’il refuse de se contenter d’une vérité sous forme de tautologie, c’est-à-dire se contenter de cosses vides, il échangera éternellement des illusions contre des vérités. Qu’est-ce qu’un mot ? La transposition sonore d’une excitation nerveuse. Mais conclure d’une excitation nerveuse à une cause première extérieure à nous, c’est déjà ce à quoi aboutit une application fausse et injustifiée du principe de raison. Si la vérité avait été seule déterminante dans la genèse du langage et si le point de vue de la certitude l’avait été quant aux désignations, comment aurions-nous alors le droit de dire : « Cette pierre est dure » comme si nous connaissions le sens de « dur » par ailleurs et qu’il n’était pas seulement une excitation totalement subjective ! Nous classons les choses d’après des genres, nous désignons l’arbre comme masculin et la plante comme féminine : quelles transpositions arbitraires ! À quel point nous nous sommes envolés loin du canon de la certitude ! Nous parlons d’un serpent : la désignation n’atteint que le fait de se contorsionner et pourrait donc convenir au ver également. Quelles délimitations arbitraires, quelle partialité que de préférer tantôt l’une, tantôt l’autre des propriétés d’une chose ! Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu’en matière de dénomination, ce n’est jamais la vérité ni l’expression adéquate qui sont en cause : s’il en allait autrement en effet, il n’y aurait pas un si grand nombre de langues. La « chose en soi » (qui serait précisément la vérité pure et sans conséquence) reste totalement insaisissable et absolument indigne des efforts dont elle serait l’objet pour le créateur de langue. Il se contente de désigner les rapports des hommes aux choses, et, pour les exprimer, il s’aide des métaphores les plus audacieuses. Transposer une excitation nerveuse en une image! Première métaphore. L’image à son tour transformée en un son ! Deuxième métaphore. Et chaque fois, saut périlleux d’une sphère à une autre, tout à fait différente et nouvelle. Pensons à un homme qui serait tout à fait sourd et n’aurait jamais perçu de son ou de musique : de même qu’il s’étonne de voir les figures acoustiques de Chaldni se former dans le sable, qu’il découvre leur cause dans la vibration des cordes et qu’il jurera alors, au vu de cette découverte, qu’il ne saurait ignorer désormais ce que les hommes appellent « le son », de même en va-t-il pour nous tous en ce qui concerne le langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes lorsque nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, mais nous ne possédons cependant rien d’autre que des métaphores des choses, et qui ne correspondent absolument pas aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l’X énigmatique de la chose en soi est d’abord saisi comme excitation nerveuse puis comme image, comme son articulé enfin. En tout cas, la genèse du langage ne suit pas la logique ; et le matériel complet à l’intérieur duquel et avec lequel travaille et construit l’homme de la vérité, le chercheur, le philosophe, s’il ne provient pas de Coucouville-les-Nuages, ne provient pas non plus de l’essence des choses.

§6 Pensons encore une fois plus particulièrement à la formation des concepts : chaque mot devient immédiatement concept dans la mesure où il n’a précisément pas à rappeler en quelque sorte l’expérience originelle unique et absolument singulière à laquelle il doit sa naissance, mais où il lui faut s’appliquer simultanément à d’innombrables cas, plus ou moins semblables, c’est à dire à des cas qui ne sont jamais identiques à strictement parler, donc à des cas totalement différents. Tout concept provient de l’identification du non-identique. De même qu’il est évident qu’une feuille n’est jamais tout à fait identique à une autre, il est tout aussi évident que le concept « feuille » a été formé à partir de l’abandon arbitraire de ces différences individuelles, d’un oubli de ce qui différencie un objet d’un autre ; et il fait naître la représentation qu’il y aurait dans la nature, indépendamment des feuilles, quelque chose comme la « feuille », une forme en quelque sorte originelle, d’après laquelle toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, découpées, colorées, plissées, peintes, mais par des mains si malhabiles qu’aucun exemplaire n’en sortirait assez convenable ni fidèle pour être une copie conforme de la forme originelle. Nous disons d’un homme qu’il est honnête ; nous nous demandons pourquoi il a agi aujourd’hui si honnêtement. Nous répondons communément : c’est à cause de son honnêteté. L’honnêteté! Ce qui signifie à nouveau que la feuille est la cause des feuilles. Et nous ne savons même absolument rien d’une qualité essentielle qui s’appellerait l’honnêteté, mais nous n’avons pourtant affaire qu’à de très nombreuses actions individualisées, et par conséquent dissemblables, que nous postulons identiques en écartant ce qui les différencie, et que nous désignons alors comme des actions honnêtes, à partir desquelles pour finir nous formulons une qualitas occulta sous le terme : l’honnêteté.

§7 L’omission du particulier et du réel nous donne le concept comme elle nous donne aussi la forme, là où par contre la nature ne connaît ni formes ni concepts et donc aucun genre, mais seulement un X, pour nous inaccessible et indéfinissable. Car l’opposition que nous introduisons entre l’individu et l’espèce est-elle aussi anthropomorphique, et ne provient pas de l’essence des choses, même si nous ne nous hasardons pas non plus à dire que cette opposition ne correspond pas à l’essence des choses : ce serait en effet une affirmation dogmatique et, en tant que telle, elle serait tout aussi indémontrable que la proposition contraire.

§8 Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées, et enjolivées par la poésie et par la rhétorique, et qui après un long usage paraissent à un peuple être établies, canoniques et obligatoires : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et vidées de leur force sensible, des pièces de monnaie dont l’effigie s’est effacée et qu’on ne considère plus désormais comme des pièces de monnaie mais seulement comme du métal. Nous ne savons toujours pas d’où vient l’instinct de vérité : car jusqu’à présent nous n’avons entendu parler que du devoir qu’impose la société pour exister : il faut être véridique, c’est-à-dire employer les métaphores usuelles, et donc, en termes moraux, s’obliger à mentir en suivant une solide convention, mentir en troupeau dans un style obligatoire pour tout le monde. À vrai dire, l’homme oublie alors que telle est sa situation ; il ment donc inconsciemment de la manière qu’on vient d’indiquer, se conformant à des coutumes centenaires — et c’est précisément à travers cette inconscience, à travers cet oubli précisément qu’il en arrive au sentiment de la vérité. À force de se sentir obligé de désigner une chose comme rouge, une autre comme froide, une troisième comme muette, s’éveille une tendance morale à la vérité : par opposition au menteur à qui personne ne fait confiance, que tous excluent, l’homme se persuade du caractère respectable, rassurant et utile de la vérité. En tant qu’être raisonnable, il soumet alors son comportement à la domination des abstractions : il ne souffre plus de se laisser emporter par les impressions subites, par les intuitions, il généralise d’emblée toutes ces impressions dans des concepts plus décolorés et plus froids afin de les rattacher à la conduite de sa vie et de son action. Tout ce qui distingue l’homme de l’animal dépend de cette capacité à évaporer les métaphores intuitives en un schéma, donc à dissoudre une image dans un concept. Dans le domaine de ces schémas, il faut dire que quelque chose est possible qui n’aurait jamais pu l’être au milieu des premières impressions intuitives : édifier un ordre pyramidal selon des castes et des degrés, instaurer un nouveau monde de lois, de privilèges, de subordinations et de délimitations, qui s’oppose désormais à l’autre monde, le monde intuitif des premières impressions, comme étant plus ferme, plus général, mieux connu, plus humain, et, pour cette raison, comme une instance régulatrice et impérative. Tandis que chaque métaphore de l’intuition est individuelle et sans égale, et qu’elle s’arrange dès lors toujours pour échapper à toute classification, le vaste édifice des concepts présente la régularité rigide d’un columbarium romain, et, dans la logique de celui-ci, respirent cette rigueur et cette froideur qui sont le propre des mathématiques. Qui sera imprégné de cette froideur aura peine à croire que même le concept, octogonal et osseux comme un dé, et autant que lui interchangeable, finit par n’être cependant que le résidu d’une métaphore, et que l’illusion propre à une transposition artistique d’une excitation nerveuse en images, si elle n’est pas la mère, est cependant la grand-mère d’un tel concept. Néanmoins dans ce jeu de dés des concepts, on appelle « vérité » — le fait d’utiliser chaque dé conformément à sa désignation ; de compter exactement ses points, de former des rubriques correctes et de ne jamais pécher contre l’ordonnance des castes et contre la série ordonnée des classifications.

§9 De même que les Romains et les Étrusques divisaient le ciel à l’aide de lignes mathématiques rigides et imploraient un dieu dans cet espace rigoureusement délimité qu’est un templum [un temple], de même chaque peuple a au-dessus de lui un tel ciel de concepts mathématiquement distribués et il entend désormais que, conformément à l’exigence de la vérité, tout dieu conceptuel soit cherché dans sa sphère propre. On peut bien sur ce point admirer l’homme pour le puissant génie de l’architecture qu’il est : il réussit à ériger une cathédrale conceptuelle infiniment compliquée sur des fondations mouvantes, en quelque sorte sur de l’eau courante. À vrai dire, pour tenir bon sur de telles fondations, il faut que ce soit une construction équivalente à une toile d’araignée, si fine qu’elle peut suivre le courant du flot qui l’emporte, si solide qu’elle ne peut être dispersée au gré du vent. En tant que génie de l’architecture, l’homme surpasse de beaucoup l’abeille : celle-ci construit avec la cire qu’elle recueille dans la nature, l’homme avec la matière bien plus fragile des concepts qu’il est obligé de fabriquer à partir de lui-même. L’homme est en cela bien digne d’être admiré mais sûrement pas pour son instinct de vérité, ni pour la pure connaissance des choses. Si quelqu’un dissimule quelque chose derrière un buisson, puis le cherche à cet endroit précis et finit par le trouver, on ne va pas spécialement glorifier cette recherche et cette découverte : mais c’est pourtant ce qui se passe lors de la recherche et de la découverte de la « vérité » dans le domaine de la raison. Lorsque je donne la définition du mammifère et qu’après avoir examiné un chameau, j’explique ensuite : « voici un mammifère », une vérité a certes bien été mise au jour, mais sa valeur est limitée ; je veux dire par là qu’elle est anthropomorphique de part en part et qu’elle ne contient aucun point qui fût « vrai en soi », réel et universel, indépendamment de l’homme. Celui qui est à la recherche de telles vérités ne cherche au fond que la métamorphose du monde dans les hommes ; il se bat pour une compréhension du monde en tant que chose humaine, et conquiert dans le meilleur des cas le sentiment d’une assimilation. Semblable à l’astrologue aux yeux de qui les étoiles sont au service des hommes et en rapport avec leur bonheur ou leur malheur, un tel chercheur considère le monde entier comme attaché aux hommes, comme l’écho toujours déformé d’un son originel, celui de l’homme, et comme la copie multipliée et diversifiée d’une image originelle, celle de l’homme. Sa méthode consiste en ceci : prendre l’homme comme mesure de toutes choses ; mais ainsi, il part de l’erreur qui consiste à croire que ces choses lui seraient données immédiatement en tant que purs objets. Il oublie donc que les métaphores originales de l’intuition sont des métaphores, et les prend pour les choses mêmes.

§10 C’est seulement l’oubli de ce monde primitif des métaphores, c’est seulement le durcissement et la sclérose d’un flot d’images qui surgissait à l’origine comme un torrent bouillonnant de la capacité originelle de l’imagination humaine, c’est seulement la croyance invincible que ce soleil, cette fenêtre, cette table sont des vérités en soi, bref c’est seulement le fait que l’homme oublie qu’il est un sujet et, qui plus est, un sujet créateur et artiste qui lui permet de vivre en bénéficiant de quelque repos, de quelque sécurité et de quelque conséquence. S’il pouvait ne serait-ce qu’un instant franchir les murs du cachot de cette croyance, c’en serait aussitôt fait de sa « conscience de soi ». Il lui en coûte déjà assez de reconnaître à quel point l’insecte ou l’oiseau perçoivent un monde tout autre que celui de l’homme, et de s’avouer que la question de savoir laquelle des deux perceptions du monde est la plus correcte est totalement dépourvue de signification, puisque, pour y répondre, on devrait déjà disposer du critère de la perception correcte, c’est-à-dire d’un critère qu’on n’a pas sous la main. Mais il me semble avant tout que la perception correcte ? ce qui signifierait l’expression adéquate d’un objet dans le sujet ? est une absurdité pleine de contradictions : car entre deux sphères absolument distinctes comme le sujet et l’objet, il n’y a aucun lien de causalité, aucune exactitude, aucune expression possibles, mais tout au plus un rapport esthétique, c’est-à-dire, à mon sens, une transposition approximative, une traduction balbutiante dans une langue complètement étrangère. Cela nécessiterait en tous cas une sphère et une force médiatrices de libre poésie et de libre découverte. Le mot phénomène recèle bien des séductions, c’est pourquoi j’évite de l’employer le plus possible : car il n’est pas vrai que l’essence des choses se manifeste dans le monde empirique. Un peintre qui serait manchot, et qui voudrait exprimer par le chant l’image qu’il projette de peindre, en révèle toujours plus en passant d’une sphère à l’autre que ce que le monde empirique révèle de l’essence des choses. Et même la relation entre une excitation nerveuse et l’image produite n’est en soi rien de nécessaire : mais quand précisément cette même image est reproduite des millions de fois et quand de nombreuses générations d’hommes se la lèguent, et qu’enfin elle apparaît à l’ensemble de l’humanité chaque fois à la même occasion, elle finit par acquérir, pour l’homme, la même signification que si elle était l’unique image nécessaire, et que si cette relation entre l’excitation nerveuse d’origine et l’image produite était une relation de stricte causalité. De, même, un rêve éternellement recommencé serait ressenti et jugé tout à fait comme la réalité. Mais le durcissement et la sclérose d’une métaphore ne donnent absolument aucune garantie quant à la nécessité et à la légitimité exclusive de cette métaphore.

§11 Tout homme familier de telles considérations a évidemment éprouvé une méfiance profonde à l’égard de tout idéalisme de ce type, chaque fois qu’il s’est bien clairement persuadé de la conséquence, de l’universalité et de l’infaillibilité éternelles des lois de la nature ; et il en a tiré cette conclusion : là, aussi loin que nous pénétrions dans la hauteur du monde télescopique et dans la profondeur du monde microscopique, tout est si sûr, si élaboré, si infini, si régulier, si dépourvu de faille. La science aura éternellement à creuser ce puits avec profit, et tout ce qu’elle aura trouvé concordera et rien ne se contredira. Comme cela ressemble peu à un produit de l’imagination ! Car si c’en était un, il faudrait bien que l’illusion et l’irréalité se trahissent quelque part. À cela, il convient pour une fois de dire ceci : si nous avions chacun de notre côté une sensibilité perceptive distincte, nous ne pourrions nous-même percevoir que tantôt comme un oiseau, tantôt comme un ver de terre, tantôt comme une plante ; ou bien si l’un de nous percevait la même excitation comme rouge, si l’autre la percevait comme bleue et si même un troisième l’entendait comme un son, personne ne dirait que la nature est ainsi réglée par des lois, mais on ne la concevrait au contraire que comme une construction conçue de manière hautement subjective. Ensuite : qu’est-ce d’ailleurs pour nous qu’une loi de la nature ? Elle ne nous est pas connue en soi, mais seulement dans ses effets, c’est-à-dire dans ses relations à d’autres lois de la nature qui, à leur tour, ne nous sont connues qu’en tant que relations. Ainsi toutes ces relations ne font jamais que renvoyer les unes aux autres et nous sont absolument incompréhensibles de part en part. Seul ce que nous y mettons, le temps et l’espace, c’est-à-dire des rapports de succession et des nombres, nous en est réellement connu. Mais tout ce qui précisément nous étonne dans les lois de la nature, qui réclame notre explication et qui pourrait nous porter à la méfiance envers cet idéalisme, ne réside précisément que dans la seule rigueur mathématique et dans la seule inviolabilité des représentations du temps et de l’espace, et pas ailleurs. Or c’est nous qui produisons celles-ci en nous et en dehors de nous, avec la même nécessité que l’araignée qui tisse sa toile. Si nous sommes contraints de concevoir toutes choses exclusivement selon ces formes, il n’y a plus rien alors de merveilleux dans le fait que nous ne concevions proprement dans les choses que justement ces mêmes formes : car elles doivent toutes porter en elles les lois du nombre, et le nombre est justement ce qu’il y a de plus étonnant dans les choses. Toute la conformité aux lois qui nous impressionne tant dans le cours des astres et dans le processus chimique coïncide au fond avec ces propriétés que nous apportons nous-mêmes aux choses, de sorte qu’ainsi nous nous impressionnons nous-mêmes. Il en résulte sans aucun doute que cette création artistique de métaphores, par laquelle commence en nous toute sensation, présuppose déjà ces formes et, par voie de conséquence, elle s’effectue en elles. C’est seulement la persistance immuable de ces formes originelles qui explique la possibilité que se constitue par la suite un édifice conceptuel qui s’appuie à nouveau sur les métaphores elles-mêmes. Cet édifice est en effet une réplique des rapports de temps, d’espace et de nombre, reconstruite sur le terrain des métaphores.

IIème partie

§12 C’est le langage, nous l’avons vu, qui travaille originellement à l’édification des concepts, et, plus tardivement, à la science. Comme l’abeille qui construit les cellules de sa ruche et les remplit aussitôt de miel, la science travaille sans relâche à ce grand columbarium des concepts, au cimetière des intuitions, construit sans arrêt de nouveaux étages plus élevés, étaye, nettoie et rénove les vieilles cellules et surtout s’efforce de remplir ce colombage surélevé jusqu’à la démesure, et d’y faire rentrer pour l’y ranger la totalité du monde empirique, c’est-à-dire le monde anthropomorphique. Tandis que l’homme d’action en vient à lier son existence à la raison et à ses concepts afin de ne pas être emporté et de ne pas se perdre lui-même, le chercheur construit sa hutte au pied de la tour de la science pour pouvoir aider à sa construction et trouver lui-même protection sous le bastion qui est déjà construit. Et il a en effet besoin de protection car il existe de redoutables puissances qui l’envahissent continuellement et qui opposent à la vérité scientifique des « vérités » d’un tout autre genre sous les enseignes les plus diverses.

§13 Cet instinct qui pousse à produire des métaphores, cet instinct fondamental de l’homme dont on ne peut pas faire abstraction un seul instant car on ferait alors abstraction de l’homme lui-même, n’est, en vérité, pas vaincu et est à peine dompté du fait qu’un nouveau monde régulier et résistant est bâti, à partir de ses productions évanescentes, les concepts, monde qui se dresse face à lui tel un château fort. Il cherche un nouveau domaine et le lit d’un autre fleuve, et il les trouve dans le mythe et de façon générale dans l’art. Il bouscule continuellement les rubriques et les cellules des concepts en instaurant de nouvelles transpositions, de nouvelles métaphores et de nouvelles métonymies ; continuellement il manifeste le désir de donner au monde tel qu’il est aux yeux de l’homme éveillé, si divers, irrégulier, vain, incohérent, une forme toujours neuve et pleine de charme, semblable à celle du monde du rêve. En soi, l’homme éveillé n’a conscience de son état de veille que grâce à la toile d’araignée fixe et régulière des concepts, et il en arrive pour cette raison même à croire qu’il rêve une fois que l’art a déchiré cette toile conceptuelle. Pascal a raison lorsqu’il affirme que, si nous faisions chaque nuit le même rêve, nous en serions préoccupés autant que des choses que nous voyons chaque jour: « Si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu’il est roi, je crois, dit Pascal, qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits douze heures durant qu’il est un artisan. » Le jour lucide d’un peuple excité par le mythe, celui des anciens Grecs par exemple, qui admet l’action incessante du prodige tel que le mythe l’imagine, ce jour ressemble davantage au rêve qu’au jour du penseur désenchanté par la science. Dès que tout arbre peut parler comme une nymphe ou lorsque, sous le masque d’un taureau, un dieu peut enlever des vierges, lorsqu’on se met subitement à voir la déesse Athéna elle-même, en compagnie de Pisistrate et traversant le marché d’Athènes sur un bel attelage – et cela l’honnête Athénien croyait le voir –, tout devient possible, dès cet instant, comme dans le rêve, et toute la nature entoure l’homme d’une ronde étourdissante, comme si elle n’était qu’une mascarade des dieux qui ne se feraient qu’un jeu de tromper les hommes à travers toutes les formes des choses.

§14 Mais l’homme lui-même a une invincible tendance à se laisser tromper, et il est comme enchanté par le bonheur lorsque le rhapsode lui récite comme s’ils étaient vrais des légendes épiques ou lorsqu’un acteur jouant le rôle d’un roi se montre plus royal sur scène qu’un roi dans la réalité. L’intellect en maître de la dissimulation, est libre et déchargé du travail d’esclave qu’il fournit d’ordinaire aussi longtemps qu’il peut tromper sans nuire ; il fête alors ses Saturnales et il n’est jamais plus exubérant, plus riche, plus fier, plus agile et plus audacieux. Avec un plaisir de créateur, il jette les métaphores pêle-mêle et déplace les bornes de l’abstraction au point qu’il désigne le fleuve comme le chemin mouvant qui porte l’homme là où il se rend d’ordinaire. Il s’est alors débarrassé du signe de la servitude : occupé habituellement par la sombre tâche d’indiquer à un pauvre individu qui aspire à l’existence le chemin et les moyens d’y parvenir, extorquant au service de son maître la proie et le butin, il est devenu maintenant le maître et peut effacer de son visage l’expression de l’indigence. Et tout ce qu’il fait désormais, comparé à la manière dont il agissait auparavant, implique la dissimulation comme ce qu’il faisait auparavant impliquait la contorsion. Il imite la vie de l’homme mais la tient pour une bonne chose et semble s’en montrer vraiment satisfait. Cette charpente et ce plancher gigantesque des concepts, auxquels l’homme nécessiteux se cramponne durant sa vie et ainsi se sauve, n’est plus pour l’intellect libéré qu’un échafaudage et qu’un jouet pour ses oeuvres d’art les plus audacieuses ; et lorsqu’il le casse, le met en pièces et le reconstruit en assemblant ironiquement les pièces les plus disparates et en séparant les pièces qui s’imbriquent le mieux, il révèle qu’il se passe fort bien de cet expédient qu’est l’indigence, et qu’il n’est plus désormais guidé par des concepts, mais par des intuitions. Aucun chemin régulier ne mène de ces intuitions au pays des schémas fantomatiques, au pays des abstractions : pour elles le mot n’a pas encore été forgé, l’homme devient muet quand il les voit ou ne parle que par métaphores interdites et enchaînements conceptuels inouïs jusqu’alors, pour répondre de façon créatrice à l’impression que fait la puissance de l’intuition présente, au moins par la dérision et par la destruction des vieilles barrières conceptuelles.

§15 Il y a des époques où l’homme raisonnable et l’homme intuitif se tiennent côte à côte, l’un dans la peur de l’intuition, l’autre dans le mépris de l’abstraction, et ce dernier est tout aussi déraisonnable que le premier est insensible à l’art. Tous deux ont le désir de dominer la vie : le premier en sachant répondre aux nécessités les plus impérieuses par la prévoyance, l’ingéniosité, la régularité ; l’autre, « héros débordant de joie », en ne voyant pas ces mêmes nécessités et en ne tenant pour réelle que la vie déguisée sous l’apparence et la beauté. Là où l’homme intuitif, un peu comme dans la Grèce antique, porte ses coups avec plus de force et de succès que son adversaire, une culture peut se former sous des auspices favorables, et la domination de l’art sur la vie peut s’y établir. Cette dissimulation, ce refus de l’indigence, cet éclat des intuitions métaphoriques et surtout cette immédiateté de la tromperie accompagnent toutes les manifestations d’une telle existence. Ni l’habitation ni la démarche ni le costume ni la cruche d’argile ne révèlent que c’est la nécessité qui les a créés : il semble qu’en eux devaient s’exprimer un bonheur sublime et un ciel olympien sans nuages et, en quelque sorte, une manière de se jouer du sérieux. Tandis que l’homme guidé par des concepts et des abstractions ne les utilise que pour se protéger du malheur sans même extorquer à son profit quelque bonheur de ces abstractions ; et tandis qu’il s’efforce d’être libéré le plus possible de ses souffrances, l’homme intuitif, établi au sein d’une culture, récolte déjà, fruits de ses intuitions, outre la protection contre le mal, un afflux permanent de lumière, de gaieté et de rédemption. Il est vrai qu’il souffre plus violemment quand il souffre, et il souffre même le plus souvent parce qu’il ne sait pas tirer de leçon de l’expérience et qu’il retombe toujours dans la même ornière où il est déjà tombé. Il est donc aussi déraisonnable dans la souffrance que dans le bonheur, il s’égosille sans obtenir aucune consolation. Combien est différente, au sein d’un destin tout aussi funeste, l’attitude du stoïcien, instruit par l’expérience et maître de soi grâce aux concepts ! Lui qui d’ordinaire ne cherche que la droiture, la vérité, ne cherche qu’à s’affranchir de la tromperie et qu’à se protéger contre des surprises envoûtantes, lui qui fait preuve, dans le malheur, d’un chef-d’œuvre de dissimulation, comme l’homme intuitif dans le bonheur : il n’affiche plus un visage humain tressaillant et émouvant, mais porte en quelque sorte un masque d’une admirable symétrie de traits ; il ne crie pas et n’altère en rien le ton de sa voix. Lorsqu’une bonne averse s’abat sur lui, il s’enveloppe dans son manteau et s’éloigne à pas lents sous la pluie.