TEXTE COMPLET PARAGRAPHE 1 PARAGRAPHE 2 PARAGRAPHE 3 PARAGRAPHE 4 PARAGRAPHE 5 PARAGRAPHE 6 PARAGRAPHE 7 PARAGRAPHE 8 PARAGRAPHE 9 VOCABULAIRE D’ÉPICURE
Lettre à Ménécée : paragraphe 8
La lettre à Ménécée est un texte d’Épicure, philosophe grec qui a vécu de -341 à -270. Il a fondé une école à Athènes, le « Jardin », qui présentait la spécificité d’accueillir parmi ses élèves des femmes et des esclaves.
Sa philosophie, que l’on peut qualifier de matérialiste (toute chose est composée de matière), comprend une physique atomiste (la nature est composée d’atomes et de vide), une théorie de la connaissance empiriste (une connaissance n’est vraie que si elle est validée par nos sens) et une morale eudémoniste (la recherche du bonheur est le but ultime de la vie humaine) s’appuyant sur un hédonisme (le plaisir est le bien naturel de l’homme). Pour Épicure la recherche du plaisir est un moyen au service de la recherche du bonheur.
La lettre à Ménécée rappelle les principes de la morale d’Épicure, les conditions pour accéder au bonheur, que l’on résume dans le « tétrapharmakon », le « quadruple remède » :
- les dieux ne sont pas à craindre,
- la mort n’est pas à craindre,
- le bonheur est possible et facile à atteindre,
- la souffrance est momentanée et peut être supportée.
[8] « Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes.
Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus. »
Après avoir montré dans l’introduction de la lettre que le bonheur est pour l’être humain le bien suprême, celui vers lequel tendent toutes nos actions, Épicure a établi dans les parties suivantes les deux premiers préceptes du tétrapharmakon (« les dieux ne sont pas à craindre » et « la mort n‘est pas à craindre »), éliminant ainsi deux sources d’angoisse qui empêchent l’être humain d’accéder au bonheur. Après avoir présenté une classification des désirs, il a montré que plaisir et souffrance doivent être soumis au jugement de la raison grâce à un « calcul des plaisirs », et mis en avant l’importance de l’« autosuffisance » (le fait de savoir se contenter de peu) pour satisfaire les deux derniers préceptes des tétrapharmakon (« le bonheur est possible et facile à atteindre » et « la souffrance est momentanée et peut être supportée »).
Dans cette partie de la lettre, Épicure va montrer que les critiques qu’on adresse à sa morale – à savoir qu’elle se limiterait à un simple hédonisme (le plaisir est le seul bien) – sont injustifiés puisque si pour lui la recherche du plaisir est en effet un « bien naturel », elle doit rester sous le contrôle de la raison grâce à l’usage d’une vertu supérieure à toutes les autres qu’il appelle la « prudence » (= la sagesse pratique).
Pour Épicure, le plaisir est en effet le « bien primitif et conforme à notre nature » comme il l’a indiqué précédemment. Autrement dit l’être humain, comme les autres animaux évolués, est déterminé biologiquement à rechercher le plaisir (et éviter la douleur). Il a montré précédemment que néanmoins tout plaisir n’est pas à rechercher, et que certains plaisirs doivent même être évités, dès lors qu’ils sont susceptibles d’être la cause de grandes souffrances. La raison doit donc être capable de « mesurer les avantages et les inconvénients » de chaque plaisir pour choisir ceux qui permettent d’atteindre ou de conserver la « tranquillité de l’âme » (l’« ataraxie »).
Mais au-delà de ce calcul des plaisirs que nous devons faire dans chaque situation particulière, Épicure condamne toute attitude passive devant le plaisir, ou pire, celles qui aboutissent à une dépendance au plaisir (par exemple ce que l’on appelle aujourd’hui les « addictions »). Sont donc à proscrire les plaisirs des « voluptueux inquiets », c’est-à-dire les plaisirs non contrôlés, qui entraînent un état de dépendance, de recherche permanente, d’agitation, de répétition — on dirait aujourd’hui de « stress ». L’« inquiétude » définit un état opposé à celui de l’ataraxie puisque celle-ci correspond à un état de « quiétude », de tranquillité de l’âme qui est la condition de la « vie heureuse ». Incapables d’accéder à la tranquillité de l’âme, les « voluptueux inquiets » ne peuvent donc parvenir au bonheur.
De même les « jouissances déréglées », autrement dit celles qui n’obéissent à aucune règle et sont donc ouvertes à tous les excès, ne sont contraintes par aucun cadre moral, échappent à tout contrôle par la raison.
Il est donc clair que les plaisirs à rechercher sont uniquement ceux qui, dans la classification proposée dans un paragraphe précédent, correspondent aux « désirs naturels nécessaires » : « Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble ». Autrement dit, dans la morale épicurienne, les seuls plaisirs à rechercher sont ceux qui permettent d’accéder au bonheur ou de le conserver.
L’ interprétation diffamatoire des principes de la morale épicurienne, décrite comme un pur hédonisme, recherche effrénée de toutes les jouissances possibles (interprétation erronée qui restera celle de la plupart des stoïciens puis les philosophes chrétiens), avait déjà cours du vivant d’Épicure puisqu’il dénonce déjà « les gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens ». (NB : l’école des stoïciens, le Portique, ouvre à Athènes quelques années après le Jardin d’Épicure). En réalité, les seuls plaisirs compatibles avec la morale épicurienne consistent « pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble », autrement dit ceux qui favorisent la santé du corps et celle de l’âme. Tous les plaisirs purement sensuels, qui ont leur fin en eux-mêmes et ne sont donc pas des moyens en vue du bonheur, sont à rejeter (plaisirs de la nourriture et de la boisson indépendamment de la faim et de la soif, plaisirs sexuels déréglés) puisqu’ils « n’engendrent pas la vie heureuse ».
Épicure rappelle alors que toute sa morale est rationnelle, c’est-à-dire que la raison est l’outil intellectuel nécessaire pour déterminer ceux qui, parmi les plaisirs, doivent être recherchés et ceux qui au contraire doivent être rejetés. En effet, seul « le raisonnement vigilant » est d’une part « capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter », et d’autre part de se débarrasser des « vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes » que les deux premiers préceptes du tétrapharmakon commandent : « les dieux ne sont pas à craindre » et « la mort n’est pas à craindre ».
Dans la dernière partie de ce paragraphe, Épicure introduit la notion de vertu, à savoir la capacité d’agir pour le bien. La vertu rend possible non seulement de déterminer le bien (ce qui est bon pour nous) mais aussi d’agir selon lui (puisque ce n’est pas tout de bien raisonner pour déterminer la bonne action, encore faut-il « joindre le geste à la parole »). Toutes les vertus découlent d’une seule qu’il appelle la « prudence », la phronésis que l’on traduit parfois par « sagesse pratique ». Épicure fait de la prudence la première et la plus haute des vertus puisqu’il considère qu’elle est au principe des autres, c’est-à-dire que c’est l’usage de la prudence qui permet de développer et d’user des autres vertus comme l’honnêteté et la justice. Elle est même ce qui rend possible la philosophie (puisque philosopher consiste à « travailler à la santé de son âme ») et donc de déterminer rationnellement les conditions de notre bonheur : « Il faut donc la mettre [la prudence] au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus ».
Finalement, Épicure montre la relation étroite qui existe entre prudence, vertu et bonheur. La prudence, puisqu’elle est sagesse pratique (capacité à déterminer rationnellement nos actions) nous rend capable de comprendre pourquoi toute vertu est un moyen de la « vie agréable » (santé du corps et de l’âme). La prudence permet ce qu’il a appelé le « raisonnement vigilant » appliqué aux choix de nos actions. Les choix faits par honnêteté ou justice résultent d’un raisonnement vigilant. Exemple de raisonnement vigilant qui conduit à l’honnêteté : « Si je m’autorise à mentir, alors les autres n’auront plus confiance en moi ; or j’ai besoin de la confiance des autres, donc je ne mens pas ».
De plus, la prudence et les autres vertus qui en découlent non seulement rendent possible le bonheur, mais sont nécessaires pour l’atteindre puisqu’elles permettent de choisir toujours l’action la plus favorable, celle qui favorise la santé de notre corps et celle de notre esprit. Sans elles, nous prendrions de mauvaises décisions. Et donc, « il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice ».
Réciproquement, si l’on ne vit pas agréablement, il nous sera difficile de faire usage de vertu (« il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement »). Au contraire de l’homme heureux, celui qui n’est pas maître de ses désirs leur est soumis et doit donc nécessairement les satisfaire. Or cela peut conduire à mettre entre parenthèses les questions de morale. Ainsi, une personne affamée et sans ressource, et donc malheureuse puisque souffrante, ne pourra rester honnête et n’hésitera pas à voler de quoi se nourrir. Épicure peut donc conclure que d’une part les vertus ne sont « que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable » (si l’on est heureux, on est vertueux) et que réciproquement « la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus » (on ne peut être heureux que si l’on est vertueux).
Dans cette partie de la lettre, Épicure a montré que les critiques qu’on adresse à sa morale (à savoir qu’elle se limiterait à un simple hédonisme (le plaisir est le seul bien) sont injustifiés puisque si recherche du plaisir est bien un « bien naturel », elle doit rester sous le contrôle de la raison grâce à l’usage d’une vertu supérieure à toutes les autres qu’il appelle la « prudence » (= la sagesse pratique).