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3.5 THÉORIE & EXPÉRIENCE
1. L’EXPÉRIENCE
Position du problème (RAPPELS)
Nous faisons partie de la nature. En tant qu’êtres vivants nous ne nous conservons que grâce aux échanges avec notre milieu. Nous y absorbons :
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- de la matière (nourriture),
- mais aussi de l’information (grâce à nos sens) qui nous permet de construire en nous (mémoire) une représentation adéquate de notre milieu. Les données des sens constituent le moyen « naturel » de nous adapter à la nature et donc, au-delà, de la maîtriser. Cette expérience que nous faisons du monde est la condition de possibilité de l’action mais aussi de la réflexion théorique qui permet de juger (vrai/faux, bien/mal…) et d’organiser de façon cohérente les divers domaines de cette expérience.
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1.1. SENSATIONS ET PERCEPTIONS
Nos sens nous fournissent à chaque instant la base de notre perception présente (sons, couleurs, goûts…) et toutes ces informations sont spontanément triées et enregistrées dans notre mémoire : elles constituent notre expérience qui s’enrichit progressivement. (Les psychologues parlent de « rétentions » = ce que l’on retient).
C’est grâce à cette expérience accumulée que nous reconnaissons immédiatement notre environnement et tout ce qui le compose et réagissons (curiosité ou au contraire méfiance) à la nouveauté qui n’a pas encore sa place dans nos « rétentions ».
Problème : Cette expérience cumulative est nécessaire à la survie de chaque individu. Mais dans le cadre social qui est celui de toute vie humaine, la subjectivité de l’expérience individuelle ne peut être communiquée, extériorisée, que par des signes objectifs (ce que fournit le langage).
1.2 PERCEPTION ET LANGAGE : DE LA REPRÉSENTATION SENSIBLE À LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE
Si dans la perception, les données sensibles de l’instant sont enrichies par la mobilisation du contenu pertinent de notre mémoire — expérience personnelle et culture collective qui donnent une signification immédiate aux données des sens —, le développement progressif de la raison humaine (aussi bien chez l’individu que dans chaque culture ou même à l’échelle de l’histoire de l’humanité prise dans son ensemble) s’accompagne d’une mise en ordre et d’une compréhension de l’expérience accumulée et transmise par les générations. Celle-ci est rendue possible par le langage qui permet d’associer des signifiants sonores ou visuels (parole, écriture) aux divers éléments de notre expérience (un nom aux choses, un adjectif aux qualités, un verbe aux actions…). Grâce au langage, nous disposons d’une représentation symbolique et communicable du monde.
1.3 LANGAGE ET VÉRITÉ
Le problème de la correspondance entre cette représentation du monde par le langage et la réalité qu’il s’efforce de représenter est celui de la vérité. Pour être utiles, nos affirmations doivent en effet :
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- d’une part correspondre avec la réalité (vérité – correspondance)
- et d’autre part ne pas se contredire entre elles (vérité – cohérence).
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—> Le contrôle de l’expérience sensible immédiate par la raison (observations, expérimentations) va permettre de s’assurer de la vérité – correspondance : c’est ce que l’on appelle une démarche empirique.
—> L’organisation logique du discours par la raison (construction théorique) va permettre de s’assurer de la vérité – cohérence : c’est ce que l’on appelle une démarche rationnelle.
La science telle qu’elle se développe en Occident à l’âge classique (Kepler, Galilée, Descartes, Newton…) « s’appuie sur ces deux jambes » (F. BACON) : l’empirisme et le rationalisme.
ATTENTION : le mot « expérience » peut s’entendre dans plusieurs sens :
1. l’expérience sensible (empirique) : terme générique définissant les données conscientes issues de notre environnement et acquises par les sens.
2. l’expérience que l’on fait : expérience comme acquisition de connaissances concrètes par la pratique, par opposition aux connaissances théoriques reçues par le discours.
Ex. : Une expérience enrichissante (ou traumatisante), professionnelle, amoureuse, mystique, etc.
3. l’expérience que l’on a : ensemble des connaissances concrètes acquises dans la vie par la pratique et non par le discours, et prêtes à être utilisées (homme d’expérience). Elle est la conséquence de l’accumulation des expériences que l’on a fait. « L’expérience est la mémoire de beaucoup de choses. » (DIDEROT)
4. l’expérience scientifique (on parle d’« expérimentation » pour éviter l’ambiguïté) : ensemble de procédures par lequel on teste concrètement une hypothèse ou une théorie.
2. L’EXPÉRIENCE COMME SOURCE DE CONNAISSSANCES PRATIQUES (expérience, apprentissage, raison pratique)
2.1. L’EXPÉRIENCE QUE L’ON FAIT (l’action comme acquisition concrète de connaissances)
Contrairement aux animaux dont l’instinct confère une perfection immédiate aux activités nécessaires à leur conservation (comportements innés stéréotypés), les hommes doivent acquérir la quasi totalité des comportements qui leur permettront de survivre (la raison pratique permettant par ailleurs d’en improviser de nouveaux).
A. L’expérience est une pratique (action) : une expérience se vit
Opposition expérience/théorie : L’expérience permet d’accéder à un savoir spécifique en lien avec l’action, un « savoir agir ». En quoi elle se distingue de la théorie qui est du point de vue de la pratique un « savoir sur l’action ».
L’expérience répétée d’une activité permet de la maîtriser : c’est la forme pratique de l’apprentissage, la forme active de l’éducation. Elle s’inscrit dans le corps au point de pouvoir le transformer (corps de l’athlète, mains caleuses de l’ouvrier…).
Ex. : C’est par l’expérience qu’un enfant apprend à maîtriser son corps. Pour apprendre à marcher, à nager, à faire du vélo, à lire, à jouer d’un instrument de musique, il doit essayer, subir des échecs et recommencer jusqu’à ce qu’il maîtrise l’activité considérée.
Liée à un vécu, à une pratique, l’expérience s’oppose aux connaissances purement théoriques.
L’expérience implique de vivre un événement, et d’en tirer une connaissance, une leçon, de le considérer du point de vue de son aspect formateur. (Ex. : avoir une expérience professionnelle, amoureuse…)
Chaque expérience singulière que l’on fait s’ajoute à « l’expérience que l’on a » :
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- l’expérience que l’on a est donc la somme de toutes nos expériences singulières ;
- chaque fait de notre vie est une expérience dans la mesure où l’on en tire un enseignement, un savoir, quelque chose sur quoi on pourra appuyer des choix ultérieurs.
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B. Les formes de l’expérience (apprentissage)
> Une expérience peut être :
– positive, enrichissante, liée à un plaisir —> on aura alors tendance à chercher à la reproduire ;
– négative, liée à un déplaisir, voire à un traumatisme —> on aura alors tendance à l’éviter, à fuir la situation qui l’a provoquée.
Ex. : « Être échaudé(e) par une expérience.? »
> Une expérience peut aussi être :
– volontaire, liée à une curiosité (essai)
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- elle correspond à une volonté délibérée d’« acquérir de l’expérience » ;
- elle permet de mieux se maîtriser, c’est-à-dire de maîtriser ses émotions, ses sentiments, ses comportements, ses réactions, mais aussi de maîtriser son corps (sport). Ex. : faire l’expérience d’un vol en parapente.
- elle permet de mieux maîtriser son environnement. Ex. : expérimenter un nouveau type de matériel, de certaines techniques…
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– involontaire, accidentelle, subie
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- elle peut alors être liée à un plaisir (et demandera donc à être renouvelée). Ex. : la rencontre d’une personne peut être une expérience humainement enrichissante ;
- mais elle peut être aussi tout à fait négative, voire traumatisante (et demandera à être évitée). Ex. : un accident de voiture, une maladie grave, une agression sont des expériences traumatisantes.
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2.2. L’EXPÉRIENCE QUE L’ON A (ensemble de nos savoirs pratiques acquis)
A. Qu’est-ce qu’un « homme d’expérience » ?
Chaque expérience que nous faisons s’ajoute à l’expérience que nous avons, c’est-à-dire à la totalité de notre savoir pratique : l’expérience est conservation (rétention) d’un savoir.
i le temps use et limite progressivement les facultés humaines, il est aussi ce qui permet d’accumuler de l’expérience. L’expérience est alors le contenu pratique de la mémoire, la sédimentation en soi d’un passé qui permet un perfectionnement de l’être humain :
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- maîtriser ses actions (faire au mieux et plus vite) ;
- maîtriser ses réactions (on sait reconnaître les signes de l’angoisse, de la colère, etc. et les taiter).
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Cette expérience accumulée ne se réduit pas à la maîtrise technique d’une série de savoir-faire : l’homme d’expérience a accumulé un savoir concret de la vie qui lui donne une forme de sagesse.
Aristote nomme « prudence » cette forme de sagesse pratique acquise (au moins en partie) par l’expérience. L’homme prudent n’agit pas spontanément mais ne décide pas non plus nécessairement selon des règles morales préétablies : il sait peser une situation particulière par comparaison avec des éléments de son expérience.
B. L’expérience est constitutive de notre personne
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- Pour Aristote : « C’est en forgeant qu’on devient forgeron ». Intégrée à notre subjectivité, notre expérience est constitutive de notre personne. Elle contribue à nous définir psychologiquement (ex : « déformation professionnelle »).
- Pour Sartre, nous sommes ce que nous devenons : l’existence (qui s’accumule sous forme d’expérience) précède l’essence (ce que nous sommes et qui évolue avec l’accroissement de notre expérience et n’est donc jamais définitif).
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3. LA SCIENCE, EMPIRIQUE ET RATIONNELLE : de l’expérience à la théorie et retour
3.1 CONNAISSANCE EMPIRIQUE / CONNAISSANCE RATIONNELLE
A. La connaissance empirique (acquise par l’expérience sensible)
L’empirisme est une doctrine philosophique qui considère que toutes les connaissances humaines ont pour origine l’expérience sensible, c’est-à-dire les sensations qui s’impriment durablement en nous.
Nos sens sont à la source de toutes nos connaissances : celles-ci résultent de l’accumulation progressive, de la mise en relation et de l’organisation des impressions sensibles.
« Rien n’est dans l’esprit qui n’ait été d’abord dans les sens. » (ARISTOTE)
C’est en partant du concret, l’expérience, que l’on peut obtenir de l’abstrait, la théorie.
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- Il ne peut y avoir de connaissance «?a priori?», c’est-à-dire acquise par l’usage de la seule raison.
- La raison théorique ne peut donc travailler que sur les données des sens. Pour Aristote (hylémorphisme), chaque objet est matière mise en forme, c’est-à-dire organisée. La perception répétée d’objets d’une même espèce nous permet d’en abstraire progressivement la forme (commune à l’espèce considérée) et donc la connaissance sous forme d’une définition.
- La conception empiriste de la connaissance s’appuie sur l’idée que l’être humain naît « tabula rasa », sans aucune forme de pré-connaissance innée (contrairement aux animaux qui savent reconnaître d’instinct leur nourriture ou leurs prédateurs).
- La rationalité elle-même s’acquiert empiriquement, par généralisation (induction) à partir des cas particuliers observés.
- Le raisonnement par induction est le type d’inférence qui permet de passer, par généralisation, de cas singuliers observés à des lois générales, c’est-à-dire des données empiriques aux idées rationnelles. Ex. : Le soleil s’est levé à l’est tous les jours aussi loin que nous soyons informés, donc [induction] le soleil se lèvera à l’est demain. Mais contrairement au raisonnement par déduction, l’induction ne fournit jamais de conclusion universelle (on ne peut en tirer la certitude que la loi n’admet pas d’exception, ou ne changera pas).
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B. la connaissance rationnelle (acquise par la réflexion théorique)
Le rationalisme peut être opposé à l’empirisme : s’il admet que toute connaissance commence par les données des sens, il affirme néanmoins que la raison détermine quelque chose dans la sensibilité elle-même :
« Rien n’est dans l’esprit qui n’ait été au préalable dans les sens, sauf l’esprit. » (LEIBNIZ)
Pour Descartes, certaines idées fondamentales pour la raison sont innées, précèdent toute expérience : ainsi nous pouvons avoir l’idée de l’infini mais certainement pas l’expérience. De même les idées d’espace, de temps, de Dieu (comme totalité de ce qui existe) et la plupart des concepts mathématiques…
Pour le rationaliste, l’expérience ne peut produire de connaissance universelle puisqu’elle est par nature toujours singulière.
Comment passer du triangle singulier, dessiné, à des propriétés universelles valant pour tous les triangles ? C’est là qu’intervient pour Kant le travail de la « raison pur » (indépendante de toute expérience) qui permet de produire des connaissances « a priori ».
« La mathématique fournit l’exemple le plus éclatant d’une raison pure qui réussit à s’étendre d’elle-même sans le secours de l’expérience. »
KANT, Critique de la raison pure (1781)
En travaillant à partir de définitions non-contradictoires avec les outils de la logique, on construit une théorie indépendante de toute considération expérimentale. La vérité des énoncés qui la composent est assurée par la démonstration (Cf. cours « La Démonstration »).
3.2 LA SCIENCE, A LA FOIS EMPIRIQUE ET RATIONNELLE
« L’empirique, semblable à la fourmi, se contente d’amasser et de consommer ensuite ses provisions. Le dogmatique, telle l’araignée ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance. L’abeille garde le milieu ; elle tire la matière première des fleurs des champs, puis, par un art qui lui est propre, elle la travaille et la digère. (…) Notre plus grande ressource, celle dont nous devons tout espérer, c’est l’étroite alliance de ces deux facultés : l’expérimentale et la rationnelle, union qui n’a point encore été formée. »
Francis BACON, Novum Organum (1600)
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- l’empirique (celui qui croit que l’observation est par elle-même connaissance) est comparable à la fourmi qui amasse au hasard des provisions dont, très souvent, elle ne fait rien ;
- le rationaliste dogmatique (celui qui croit pouvoir tout tirer de sa raison) est comparable à l’araignée qui ourdit des toiles dont la matière est extraite d’elle-même ;
- La bonne attitude consiste à imiter l’abeille qui, par un art qui lui est propre, transforme en miel le suc des fleurs des champs et des jardins qu’elle recueille.
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Ce double aspect empirique et rationnel, c’est-à-dire faisant appel à la fois à l’expérience et à la théorie, constitue la spécificité de la connaissance scientifique selon un schéma en 3 étapes :
1/ L’observation (quantifiée à l’aide d’instruments de mesure) fournit des énoncés observationnels.
2/ La théorie : sur la base d’hypothèses explicatives, les lois décrivant les régularités des faits observés sont organisées (mises en relation grâce à des concepts adéquats : vitesse et accélération, atomes et molécules, etc.) dans le cadre logique d’une théorie en s’appuyant éventuellement sur des hypothèses assurant la cohérence de la théorie.
« La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. Elle est une création de l’esprit humain au moyen d’idées et de concepts librement inventés. Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. […] Nous désirons que les faits observés suivent logiquement de notre concept de réalité.?»
Albert EINSTEIN et Léopold INFELD, L’évolution des idées en physique (1938)
3/ L’expérimentation permet vérifier les hypothèses explicatives posées pour assurer la cohérence logique de la théorie et donc en valider le bien-fondé.
« Les instruments [d’observation et d’expérimentation] ne sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque théorique. »
BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique (1938)
Même si c’est l’observation qui dans un premier temps suggère la théorie, c’est la théorie qui permet d’affiner l’observation et de concevoir l’expérimentation.