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2.3  LE TRAVAIL & LA TECHNIQUE

1. Définitions – 2. Le travail – 2.1. Le travail comme émancipation : A. Le travail pour satisfaire des besoins biologiques (physiologiques et de sécurité) –  B. Le travail pour satisfaire les besoins sociaux (d’appartenance et de reconnaissance)C. Par le travail l’être humain réalise son humanité (besoin d’accomplissement) 2.2. Le travail comme aliénation3. La technique3.1. Le corps, le travail et la technique : A. Faiblesse innée du corps humain – B. Néanmoins, l’homme naît avec l’outil de tous les outils : la main – C. Le paradoxe de la néoténie3.2. La technique, expression pratique de la rationalité : A. Technique et science – B. Technique et éthique

1. Définitions

1/ Le travail est une activité productive, c’est-à-dire une activité humaine réglée, productrice de biens ou de services destinés à la satisfaction des besoins. (Le travail s’oppose au jeu, au loisir, au divertissement, activités humaines non productives.)

2/ Une technique est un savoir-faire productif, c’est-à-dire un savoir-faire organisant efficacement les actions nécessaires à la production d’un bien ou d’un service.

Le « savoir » étant déterminé par la science et le « faire » par le travail, la technique comme « savoir-faire » trouve son expression achevée dans l’application pratique des sciences.

Caractérisée par une procédure (ensemble ordonné de règles), une technique :

      • rend un objet reproductible.
      • est transmissible d’individu à individu, de génération en génération (puisque c’est un savoir).

Ex. : (durant la Préhistoire) la suite des opérations permettant de produire et entretenir un feu, la méthode de taille des silex pour fabriquer des pointes de flèche (industrie lithique)…

3/ L’outil est un objet utile, c’est-à-dire un objet produit intentionnellement (artefact) pour servir comme moyen en vue d’une fin. Son utilisation optimisée définit une technique.

Ex. : (durant la Préhistoire) les pierres ramassées servant à tailler d’autres pierres ne sont pas des outils puisqu’elles n’ont pas été produites par l’homme. Mais les pierres taillées intentionnellement pour devenir des pointes de flèches sont des outils (pour la chasse).

La machine est un outil complexe, destiné à faciliter ou remplacer le travail humain en répétant à l’identique des actions.

4/ Lien entre travail et technique :

    • Le travail est la rationalisation de l’activité consistant à satisfaire les besoins.
    • La technique est la rationalisation du travail par l’organisation réglée, procédurale d’une suite de tâches.
    • Travail et technique permettent à l’être humain de s’approprier la nature, de la transformer pour satisfaire ses besoins.

5/  Étymologie : « travail » viendrait du latin « tripalium » (étymologie contestée), dispositif servant à immobiliser les bœufs pour le ferrage ou les soins : idée de contrainte. Par la suite, tripalium désignera le dispositif servant à immobiliser les personnes soumises à la torture. (NB : cette étymologie est incertaine.)

2. Le travail

NB : La définition du travail comme « activité utile » (c’est-à-dire en vue d’une fin, d’un but, en général la satisfaction d’un besoin) est insuffisante si l’on veut caractériser le travail comme un fait culturel et donc spécifiquement humain (selon le préjugé que les animaux n’ont pas de culture).

Le problème philosophique de la notion de « travail » : une notion essentiellement ambiguë

A. D’un côté le travail peut être conçu comme émancipation (activité libératrice) :

      • on doit au travail la satisfaction de la plupart de nos besoins. Il nous libère donc des contraintes naturelles et nous ouvre à des déterminations spécifiquement humaines ;
      • on doit au travail une grande partie de nos relations sociales : il est vecteur de socialisation (la division du travail a pour conséquence l’interdépendance : elle participe donc à la stabilité des sociétés).
      • on doit au travail l’acquisition de notre habileté et de nos compétences : il est vecteur d’éducation.

B. De l’autre le travail peut être conçu comme aliénation (activité aliénante) :

      • il est chronophage (il occupe une grande partie de notre temps) : il limite notre liberté ;
      • il est source de contraintes physiques, de peine, d’efforts : il est source de souffrance.
      • il nous contraint à nous inscrire dans une chaîne de production : il implique une sélection et l’usage d’une partie seulement de nos capacités.

2.1. Le travail comme émancipation

A. Le travail pour satisfaire des besoins biologiques (physiologiques et de sécurité) et donc se libérer des contraintes de la nature

Comme celle de tout être vivant, l’activité des êtres humain a d’abord pour but de satisfaire leurs besoins biologiques (faim, soif, fatigue…). Le travail est une forme rationalisée de cette activité visant à satisfaire les besoins physiologiques.

a/ Dans les sociétés primitives, les besoins primaires sont satisfaits par les activités de chasse et de cueillette :

        • recherche et utilisation des ressources naturelles immédiates (et donc nomadisme) ;
        • activités spontanées de subsistance ; activités communes à tous les animaux (qui eux aussi chassent ou cueillent) : on ne parle pas alors de travail ;
        • activités en général collectives avec partage des ressources ;
        • A ce stade, l’être humain s’adapte à la nature : il ne cherche pas à la maîtriser, il en fait partie et en reste immédiatement dépendant.

b/ Progressivement, création d’outils (armes pour la chasse, récipients pour la cueillette) et de techniques (techniques de chasse, préparation et conservation d’aliments) : maîtrise de la nature et donc rationalisation de la satisfaction des besoins primaires. D’abord par l’invention de techniques de chasse et la constitution de réserves, mais progressivement : la cueillette est rationalisée dans l’agriculture, la chasse dans l’élevage (domestication).

        • les techniques agricoles et d’élevage permettent la sédentarisation définitive des êtres humains ;
        • exploitation des ressources naturelles : récolte et transformation ;
        • activité spécifiquement humaine : on parle alors de travail ;
        • l’homme adapte la nature à ses besoins : il cherche à maîtriser la nature, à en tirer avantage et à devenir indépendant de ses aléas. Il se conçoit alors comme séparé du reste de la nature dont il doit devenir « comme maître et possesseur » (Descartes).

« A la différence des animaux, l’homme produit les conditions de son existence. »

MARX, L’Idéologie allemande (Marx et Engels, 1846)

HÉSIODE (vers 780 av. JC) : Apologie du travail productif

« Va, souviens-toi toujours de mon conseil : mets-toi à la tâche, Persès, noble fils, pour que la faim te prenne en haine et que tu te fasses chérir de I’ auguste Déméter au front couronne, qui remplira ta grange du blé qui fait vivre. La faim est partout la compagne de l’homme qui ne s’emploie pas au travail. Les dieux et les mortels s’indignent également contre quiconque vit sans se mettre au travail et montre les instincts du frelon sans dard, qui, esquivant le travail, gaspille et dévore le fruit du travail des abeilles. Applique-toi de bon cœur aux travaux convenables, pour qu’en sa saison le blé qui fait vivre emplisse tes granges. C’est par leurs travaux que les hommes sont riches en troupeaux et en or ; rien qu’en se mettant au travail ils deviennent mille fois plus chers aux immortels. Le travail n’est pas une honte ; la honte, c’est de ne pas se mettre au travail. Si tu t’y emploies, celui qui ne s’y est pas mis bientôt enviera ta richesse : richesse toujours est suivie d’excellence et de gloire. Dans la condition où t’a placé le sort, ton intérêt est de travailler, et, détournant du bien d’autrui ton esprit léger, de recourir au travail pour assurer ton pain, ainsi que je t’y engage. C’est une honte mauvaise qui suit les pas de l’indigent. »

HÉSIODE, Les Travaux et les Jours

    B. Le travail pour satisfaire les besoins sociaux (d’appartenance et de reconnaissance)

Rôles de la division du travail :

—> Division du travail selon les sexes :  Dans les sociétés primitives, l’importance de la reproduction  pour la survie du groupe et donc le cycle ininterrompu des périodes de grossesse, accouchement et allaitement, entraîne une première division du travail selon les sexes : en général les femmes cueillent, les hommes chassent et protègent le groupe, les travaux artisanaux sont diversement répartis.
Cette forme de division du travail tend (depuis quelques décennies seulement) à s’atténuer dans les sociétés modernes (2e partie du XXe siècle), la démographie n’étant plus le premier souci de ces sociétés.

—> La division du travail selon les activités comme nécessité pratique (gain d’efficacité)

          1. Diversité des travaux à accomplir. Platon (République) s’interroge sur la meilleure organisation du travail au sein de la société. Puisque se nourrir, se loger, se vêtir sont les trois besoins élémentaires de tout homme, chacun doit-il y subvenir lui-même ou ne vaut-il mieux pas que les différentes tâches soient réparties entre les citoyens ?
          2. Répartition des travaux entre les citoyens. Plutôt que de se faire tour à tour agriculteur, maçon et couturier, il est plus simple que chacun se consacre à une activité déterminée de façon exclusive selon ses qualités et son intérêt  —>  partage des tâches productives par spécialisation = division sociale du travail.
          3. Rationalisation et gain d’efficacité. Selon Platon, les biens produits « seront plus beaux, plus nombreux et plus aisément obtenus » (République, livre II). « On produit toutes choses en grand nombre, mieux et plus facilement, lorsque chacun, selon ses aptitudes et dans le temps convenable, se livre à un seul travail, étant dispensé de tous les autres » —> la division du travail répond à un souci rationalisation et le gain d’efficacité obtenu rend la cité plus prospère.

—> La division du travail comme acquisition de compétences sociales

L’organisation du travail impose à chacun de tenir sa place et de respecter celle d’autrui : les valeurs nécessaires au travail collectif sont les valeurs nécessaires à une vie sociale épanouie.

—> La division du travail détermine le statut social :

La place occupée dans la hiérarchie du travail détermine la place occupée dans la hiérarchie sociale (et donc l’estime et la reconnaissance).

Ex. : les prêtres et les scribes dans l’Egypte antique, l’ensemble des citoyens à Athènes (pour les Athéniens, le travail manuel, confié aux esclaves, serait une déchéance).

PLATON : le division du travail comme condition de possibilité de la cité

« Un homme s’adjoignant un autre en raison du besoin qu’il a d’une chose, un second en raison du besoin d’une autre, une telle multiplicité de besoins amenant à  s’assembler sur un même lieu d’habitation une telle multiplicité d’hommes qui vivent en communauté et entraide, c’est pour cette façon d’habiter ensemble que nous avons institué le nom de société politique . »          

PLATON, République, II, 369d-370c

—> La division du travail renforce la cohésion sociale (en rendant les êtres humains interdépendants)

La division du travail contraint à la solidarité. Pour Aristote, une société est d’abord une communauté d’intérêts partagés (Politique).

Or la division du travail implique le développement des échanges donc l’inter-dépendance des citoyens et par suite le développement de la rationalité économique.

          •  D’abord le troc : mais problème de l’équivalence (= même valeur) des biens. Mais comment le boulanger échange-t-il au maçon son pain contre une maison ?
          • Puis invention de la monnaie comme « équivalent universel », médiateur de tous les échanges qui permet d’évaluer comparativement les biens et de définir leur valeur.
          • La division du travail favorise la solidarité mais...

Pour les Athéniens, la cité permet à ceux qui s’y rassemblent d’actualiser leurs potentiels, de réaliser leur « excellence » en s’investissant dans les activités utiles à la communauté (militaires, sportives, artistiques, littéraires, scientifiques et philosophiques).  Problème : le travail manuel étant incompatible avec ces activités, il est « délégué » aux esclaves qui sont, selon Aristote « des outils animés »)

 Rôle (idéal) du travail dans la valeur économique :

La valeur-travail : Chez les premiers théoriciens de l’économie, Adam Smith, David Ricardo ou Karl Marx, le concept de « valeur-travail » part du principe que le prix de vente d’un bien ou d’un service est uniquement fonction de la quantité de travail qui a été nécessaire pour sa production ou sa réalisation — par opposition au concept de prix de marché résultant de l’offre et de la demande.

LOCKE : le travail comme point de départ de la propriété

« Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chacun garde la propriété de sa propre personne. Sur celle-ci, nul n’a droit que lui-même. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, sont vraiment à lui. Toutes les fois qu’il fait sortir un objet de l’état où la Nature l’a mis et l’a laissé, il y mêle son travail, il y joint quelque chose qui lui appartient et de ce fait, il se l’approprie. Cet objet soustrait par lui à l’état commun dans lequel la Nature l’avait placé, se voit adjoindre par ce travail quelque chose qui exclut le droit commun des autres hommes. »

John LOCKE, Deuxième traité du gouvernement civil (chapitre V, De la propriété) (1690)

Pour Locke, puisque l’homme est propriétaire de lui-même et que son travail est une extension de sa personne, le travail doit être considéré comme un moyen légitime d’appropriation. De ce fait, le travail fonde la propriété.

C. Par le travail l’être humain réalise son humanité (besoin d’accomplissement)

Le travail considéré comme le propre de l’homme est (idéalement) le moyen par lequel il accomplit sa spécificité
humaine. Le travail transforme l’individu en induisant le développement de ses capacités physiques et intellectuelles, de son habileté. Il autonomie, liberté.

« La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’instinct, par sa propre raison. (…). C’est comme si elle voulait que l’homme dût parvenir par son travail à s’élever de la plus grande rudesse d’autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de pensée et par là (autant qu’il est possible sur terre) au bonheur, et qu’il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n’en être redevable qu’à lui-même ; c’est comme si elle tenait plus à ce qu’il parvînt à l’estime raisonnable de soi qu’au bien-être. »            

KANT, Idée pour une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1798).

2.2. Le travail comme aliénation

—> Dès lors que la division du travail se généralise (sociétés industrielles), problèmes :

La division du travail aboutit à des tâches parcellisées et répétitives (travail à la chaîne = taylorisme) :

        • le travail ne développe plus les potentiels de l’être humain mais les réduits aux seuls gestes nécessaires à des tâches de pus en plus réduites ;
        • diminution des capacités physiques et intellectuelles nécessaires au travail (frustration du besoin d’accomplissement) ;
        • la simplification des tâches à accomplir rend chaque travailleur aisément remplaçable (frustration des besoins d’estime et de reconnaissance).

« L’ouvrier s’appauvrit d’autant plus qu’il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L’ouvrier devient une marchandise. Plus le monde des choses augmente en valeur, plus le monde des hommes se dévalorise ; l’un est en raison directe de l’autre. Le travail ne produit pas seulement des marchandises ; il se produit lui-même et produit l’ouvrier comme une marchandise dans la mesure même où il produit des marchandises en général. »

Karl MARX, Manuscrit de 1844

Selon Marx, la sphère économique (des marchandises) a acquis progressivement un développement autonome, indépendant de  l’intérêt de l’humanité. L’être humain n’est alors plus qu’un moyen en vue d’une fin qui lui est extérieure. Son travail est aliéné à la logique de l’accroissement continu du capital (dont ne profite qu’une minorité, celle qui possède ce capital).

La division du travail aboutit à des inégalités sociales

        • A l’origine, ceux qui disposent de l’expertise (capital symbolique) ou du pouvoir de la contrainte par la violence décident de l’organisation du travail et de la répartition des revenus du travail (en général à leur avantage).
        • Ils peuvent accumuler un capital économique qu’ils transmettent à leurs héritiers.
        • Ce mécanisme crée une société de classes qui enferme les individus dans des déterminations socio-économiques.

Le temps de travail est un temps asservi

Le travail occupe un temps qu’on consacrerait volontiers à des activités plus épanouissantes. Le travail est aliénation dans la mesure où il ne relève pas du libre choix mais d’une contrainte sociale et d’un déterminisme biologique.

Les loisirs (spectacles sportifs et arts populaires) sont des substituts à la culture comme perfectionnement de l’individu, créés pour satisfaire artificiellement (virtuellement, ou par procuration) les besoins physiques et intellectuels frustrés durant le temps du travail.

« Dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l’affronter. […] Le prétendu contenu n’est plus qu’une façade défraîchie, ce qui s’imprime dans l’esprit de l’homme, c’est la succession automatique d’opérations standardisées. Le seul moyen d’échapperà ce qui se passe à l’usine et au bureau est de s’y adapter durant les heures de loisirs. »

ADORNO et HORKHEIMER, La dialectique de la raison (1944)

3. La technique

3.1. Le corps, le travail et la technique

A. Faiblesse innée du corps humain

Platon : « L‘homme naît nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes ». Contrairement à l’animal chez qui l’organe et l’outil se confondent, l’homme n’a pu survivre que grâce à sa capacité à développer des outils et des techniques lui permettant de compenser son dénuement physique inné.

PLATON : le mythe de Prométhée

« C’était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n’existaient pas encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles-ci, voici que les dieux les façonnent à l’intérieur de la terre avec un mélange de terre et de feu et de toutes les substances qui se peuvent combiner avec le feu et la terre. Au moment de les produire à la lumière, les dieux ordonnèrent à Prométhée et à Épiméthée de distribuer convenablement entre elles toutes les qualités dont elles avaient à être pourvues. Épiméthée demanda à Prométhée de lui laisser le soin de faire lui-même la distribution « Quand elle sera faite, dit-il, tu inspecteras mon œuvre.» La permission accordée, il se met au travail.
Dans cette distribution, il donne aux uns la force sans la vitesse ; aux plus faibles, il attribue le privilège de la rapidité ; à certains il accorde des armes; pour ceux dont la nature est désarmée, il invente quelque autre qualité qui puisse assurer leur salut. A ceux qu’il revêt de petitesse, il attribue la fuite ailée ou l’habitation souterraine. Ceux qu’il grandit en taille, il les sauve par là même. Bref, entre toutes les qualités, il maintient un équilibre. En ces diverses inventions, il se préoccupait d’empêcher aucune race de disparaître. […] Or Épiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y prendre garde, toutes les facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l’espèce humaine, pour laquelle, faute d’équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le travail. Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l’homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. Et le jour marqué par le destin était venu, où il fallait que l’homme sortît de la terre pour paraître à la lumière.
Prométhée, devant dette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l’homme, se décide à dérober l’habileté artiste d’Héphaïstos et d’Athéna, et en même temps le feu, — car sans le feu il était impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service, — puis, cela fait, il en fit présent à l’homme.
[…]  C’est ainsi que l’homme se trouve avoir en sa possession toutes les ressources nécessaires à la vie.».

                                                             PLATON, Protagoras, 320c-321d

    B. Néanmoins, l’homme naît avec l’outil de tous les outils : la main

Le corps humain présente certains caractères biologiques particuliers qui font qu’il dispose de manière innée d’un outil efficace et polyvalent permettant de fabriquer d’autres outils.

ARISTOTE : la main, un moyen pour tous les moyens

« L’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné de loin l’outil le plus utile, la main.
Aussi ceux qui disent  que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre) sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre, mais ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir et pour faire n’importe quoi d’autre, et ne doivent jamais déposer l’armure qu’ils ont autour de leur corps ni changer l’arme qu’ils ont reçue en partage. L’homme au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut quand il veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. »        

ARISTOTE, Les parties des animaux

        • Les premières techniques développées par l’homme ont consisté à maîtriser l’usage de son corps pour interagir avec son milieu afin de satisfaire ses besoins à intégrer cette maîtrise à la culture de son groupe. Toutes les autres techniques en découlent par complexification progressive, combinaison de techniques déjà maîtrisées déterminant de nouvelles techniques.
        • Les capacités intellectuelles adaptatives de l’être humain permettent la technique, c’est-à-dire la « création prothétique » d’abord en empruntant, puis en imitant les armes et outils innés des autres animaux (griffes, cornes, bois, crocs, fourrure, peau…)
        • Vêtements, outils, armes, abris peuvent êtres considérés comme des prolongements du corps, des prothèses.

MAUSS : les techniques du corps

« Nous avons affaire à des techniques du corps. Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme. Ou plus exactement, sans parler d´instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique, de l´homme, c’est son corps. […] Avant les techniques à instruments, il y a l´ensemble des techniques du corps. […] Cette adaptation constante à un but physique, mécanique, chimique (par exemple quand nous buvons) est poursuivie dans une série d’actes montés, et montés chez l’individu non pas simplement par lui-même, mais par toute son éducation, par toute la société dont il fait partie, à la place qu’il y occupe. »       

Marcel MAUSS, Les Techniques du corps (1934)

C. Le paradoxe de la néoténie

Néoténie : l’être humain naît comme prématurément (la boîte crânienne non soudée à la naissance, l’absence de pilosité du bébé ou la faiblesse de l’appareil musculaire sont des marques de néoténie). Physiquement, le nouveau-né humain est fondamentalement inachevé, déficient.

        • Toute son enfance, l’être humain demeure dépendant de sa relation à autrui.
        • Nécessité de la culture pour palier les insuffisances physiques de la nature humaine.
        • Paradoxe apparent : la faiblesse physique constitutive de l’humanité a pour conséquence sa supériorité évolutive : l’essence indéterminée de l’homme, son inachèvement essentiel lié à sa plasticité cérébrale, lui confère une supériorité adaptative.

3.2. La technique, expression pratique de la rationalité

A. Technique et science

On définit la technique comme « savoir-faire » productif :

Savoir —> Science                       
Faire —> Travail            

La technique peut donc être définie comme l’utilisation du savoir scientifique dans le travail. Les découvertes scientifiques induisent des progrès techniques. Réciproquement les progrès techniques induisent de nouvelles découvertes scientifiques (notion de « techno-science »).

DESCARTES : la science au service de la technique

« Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes Car elles mont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie. »

DESCARTES, Discours de la Méthode, 1637

Pour Descartes , le développement de la technique appuyé sur les sciences n’est pas une fin en soi : il est soumis à une visée morale, le bien-être de l’humanité, sa santé, « fondement de tous les autres biens de cette vie ».

B. Technique et éthique  

 > La technique est-elle neutre ? (et donc innocente : elle n’est que ce que l’homme en fait)

« Les criminels, ce ne sont pas les maîtres ce n’est pas l’art non plus… il n’y a pas lieu à cause de cela  de le rendre coupable ou criminel ; non, les criminels sont les individus qui font un mauvais usage de leur art ».    

PLATON, Gorgias 457a

La compétence technicienne et la compétence politique et morale sont hétérogènes : la première doit être mise au service de la seconde. (Cf. problèmes éthiques liés aux nouveautés techniques : réseaux sociaux, GPA, maipulations génétiques…)
Pour ce qui est de la valeur d’une technique, on ne doit la juger que sur son efficacité, c’est-à-dire l’adaptation optimisée des moyens à la fin visée.
Pourtant, la technique est en elle-même porteuse d’une valeur, l’efficacité, et de sa contrepartie économique, la rentabilité.

—> Dans une société techniciste, l’être humain est jugé selon les mêmes critères qu’une machine (son efficacité) et du point de vue économique, sa rentabilité.

> La technique libère l’être humain :

– La technique est l’expression même de l’humanité :

Henri BERGSON :  Homo faber plutôt qu’Homo sapiens

« Si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d’en varier indéfiniment la fabrication. »

Henri BERGSON, L’ Évolution créatrice (1907)

– La technique réduit la contrainte du travail :

« Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l’accuse d’abord de réduire l’ouvrier à l’état de machine, ensuite d’aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l’ouvrier un plus grand nombre d’heures de repos, et si l’ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu’aux prétendus amusements qu’un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu’il aura choisi, au lieu de s’en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d’ailleurs impossible) à l’outil, après suppression de la machine. »         

Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion (1932).

– En libérant l’être humain des contraintes matérielles, elle lui permet de se fixer des buts «?plus élevés » :

« La technique […] parachève ce que la nature est dans l’impossibilité d’élaborer jusqu’au bout. » 

ARISTOTE, Physique

La nature ne crée pas la roue, le piano ou l’ordinateur mais la créativité de l’homme (qui fait partie de la nature) les ajoute à la nature et travaillant, transformant, organisant des matières premières naturelles.

« L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. »

Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion (1932).

> La technique aliène l’être humain en prédéterminant ses actions (perte d’autonomie)?:

Originairement, la technique est un moyen (instrument et savoir-faire) au service d’une fin (un but à réaliser).

Mais la technique vise à l’efficacité donc, entre autres, à l’optimisation économique (meilleur rapport coûts/résultats) : la rationalité de la technique est donc liée à la rationalité économique (rentabilité).

Si la technique devient la seule façon que nous ayons de penser quelque chose, alors l’homme se pense lui-même et ne pense le monde qu’en termes techniques : les êtres humains et le monde ne sont plus que des ressources à exploiter de la manière la plus productive possible.

« L’essence de la technique n’est rien de technique.»  HEIDEGGER, La Question de la technique,1953.

L’essence de la technique est métaphysique, c’est-à-dire que la technique détermine notre conception du réel et donc notre interprétation de tous les phénomènes de la vie : conception techniciste (et donc utilitariste) de la vie.

> Y a-t-il une dynamique autonome de la technique ?

En produisant des objets permettant de produire de nouveaux objets, la dynamique du développement technique semble avoir acquis progressivement une autonomie. La logique de son développement n’est pas soumise à la raison morale ou au choix humains.

Loi de Gabor : « Toutes les combinaisons possibles entre les techniques disponibles seront tentées. » 

Autrement dit : tout ce que l’on est capable de réaliser sera réalisé (en s’accommodant des risques éventuels) —> La raison théorique et la raison pratique l’emporteront toujours sur la raison morale (principe de précaution)

Dynamique autonome de la technique : la « techno-science » devient seule capable de répondre aux problèmes qu’elle crée :

          • l’usage de techniques a des conséquences catastrophiques (épuisement des ressources naturelles, érosion de la biodiversité, changements climatiques, etc.)
          • ces problèmes sont (devront être) résolus par l’usage… de nouvelles techniques


Hannah ARENDT : la dynamique propre de la technique

« Les outils de l’homo faber, qui ont donné lieu à l’expérience la plus fondamentale de l’instrumentalité, déterminent toute œuvre, toute fabrication. C’est ici que la fin justifie les moyens ; mieux encore, elle les produit et les organise. La fin justifie la violence faite à la nature pour obtenir le matériau, le bois justifie le massacre de l’arbre, la table justifie la destruction du bois. […] Les mêmes normes de moyens et de fin s’appliquent au produit. Bien qu’il soit une fin pour les moyens par lesquels on l’a produit, et la fin du processus de fabrication, il ne devient jamais, pour ainsi dire, une fin en soi, du moins tant qu’il demeure objet à utiliser. La chaise, qui est la fin de l’ouvrage de menuiserie, ne peut prouver son utilité qu’en devenant un moyen, soit comme objet que sa durabilité permet d’employer comme moyen de vie confortable, soit comme moyen d’échange. L’inconvénient de la norme d’utilité inhérente à toute activité de fabrication est que le rapport entre les moyens et la fin sur lequel elle repose ressemble fort à une chaîne dont chaque fin peut servir de moyen dans un autre contexte. Autrement dit, dans un monde strictement utilitaire, toutes les fins seront de courte durée et se transformeront en vue de nouvelles fins. » 

Hannah ARENDT, Condition de l’Homme Moderne (1961)

L’utilité d’un objet consiste à permettre de produire de nouveaux objets (et non à améliorer la vie humaine) : il y a une autonomisation des moyens par rapport aux fins humaines.