Texte complet §1 §2 §3 §4 §5 §6 §7 §8 §9 §10 §11 §12 §13 §14 §15
Vérité et mensonge au sens extra-moral : §15
§15 Il y a des époques où l’homme raisonnable et l’homme intuitif se tiennent côte à côte, l’un dans la peur de l’intuition, l’autre dans le mépris de l’abstraction, et ce dernier est tout aussi déraisonnable que le premier est insensible à l’art. Tous deux ont le désir de dominer la vie : le premier en sachant répondre aux nécessités les plus impérieuses par la prévoyance, l’ingéniosité, la régularité ; l’autre, « héros débordant de joie », en ne voyant pas ces mêmes nécessités et en ne tenant pour réelle que la vie déguisée sous l’apparence et la beauté. Là où l’homme intuitif, un peu comme dans la Grèce antique, porte ses coups avec plus de force et de succès que son adversaire, une culture peut se former sous des auspices favorables, et la domination de l’art sur la vie peut s’y établir. Cette dissimulation, ce refus de l’indigence, cet éclat des intuitions métaphoriques et surtout cette immédiateté de la tromperie accompagnent toutes les manifestations d’une telle existence. Ni l’habitation ni la démarche ni le costume ni la cruche d’argile ne révèlent que c’est la nécessité qui les a créés : il semble qu’en eux devaient s’exprimer un bonheur sublime et un ciel olympien sans nuages et, en quelque sorte, une manière de se jouer du sérieux. Tandis que l’homme guidé par des concepts et des abstractions ne les utilise que pour se protéger du malheur sans même extorquer à son profit quelque bonheur de ces abstractions ; et tandis qu’il s’efforce d’être libéré le plus possible de ses souffrances, l’homme intuitif, établi au sein d’une culture, récolte déjà, fruits de ses intuitions, outre la protection contre le mal, un afflux permanent de lumière, de gaieté et de rédemption. Il est vrai qu’il souffre plus violemment quand il souffre, et il souffre même le plus souvent parce qu’il ne sait pas tirer de leçon de l’expérience et qu’il retombe toujours dans la même ornière où il est déjà tombé. Il est donc aussi déraisonnable dans la souffrance que dans le bonheur, il s’égosille sans obtenir aucune consolation. Combien est différente, au sein d’un destin tout aussi funeste, l’attitude du stoïcien, instruit par l’expérience et maître de soi grâce aux concepts ! Lui qui d’ordinaire ne cherche que la droiture, la vérité, ne cherche qu’à s’affranchir de la tromperie et qu’à se protéger contre des surprises envoûtantes, lui qui fait preuve, dans le malheur, d’un chef-d’œuvre de dissimulation, comme l’homme intuitif dans le bonheur : il n’affiche plus un visage humain tressaillant et émouvant, mais porte en quelque sorte un masque d’une admirable symétrie de traits ; il ne crie pas et n’altère en rien le ton de sa voix. Lorsqu’une bonne averse s’abat sur lui, il s’enveloppe dans son manteau et s’éloigne à pas lents sous la pluie.