Vérité et mensonge au sens extra-moral : §6
§6 Pensons encore une fois plus particulièrement à la formation des concepts : chaque mot devient immédiatement concept dans la mesure où il n’a précisément pas à rappeler en quelque sorte l’expérience originelle unique et absolument singulière à laquelle il doit sa naissance, mais où il lui faut s’appliquer simultanément à d’innombrables cas, plus ou moins semblables, c’est à dire à des cas qui ne sont jamais identiques à strictement parler, donc à des cas totalement différents. Tout concept provient de l’identification du non-identique. De même qu’il est évident qu’une feuille n’est jamais tout à fait identique à une autre, il est tout aussi évident que le concept « feuille » a été formé à partir de l’abandon arbitraire de ces différences individuelles, d’un oubli de ce qui différencie un objet d’un autre ; et il fait naître la représentation qu’il y aurait dans la nature, indépendamment des feuilles, quelque chose comme la « feuille », une forme en quelque sorte originelle, d’après laquelle toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, découpées, colorées, plissées, peintes, mais par des mains si malhabiles qu’aucun exemplaire n’en sortirait assez convenable ni fidèle pour être une copie conforme de la forme originelle. Nous disons d’un homme qu’il est honnête ; nous nous demandons pourquoi il a agi aujourd’hui si honnêtement. Nous répondons communément : c’est à cause de son honnêteté. L’honnêteté! Ce qui signifie à nouveau que la feuille est la cause des feuilles. Et nous ne savons même absolument rien d’une qualité essentielle qui s’appellerait l’honnêteté, mais nous n’avons pourtant affaire qu’à de très nombreuses actions individualisées, et par conséquent dissemblables, que nous postulons identiques en écartant ce qui les différencie, et que nous désignons alors comme des actions honnêtes, à partir desquelles pour finir nous formulons une qualitas occulta sous le terme : l’honnêteté.