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Vérité et mensonge au sens extra-moral : §5
§5 Ce n’est jamais que grâce à sa capacité d’oubli que l’homme peut en arriver à s’imaginer posséder une vérité au degré que nous venons justement d’indiquer. S’il refuse de se contenter d’une vérité sous forme de tautologie, c’est-à-dire se contenter de cosses vides, il échangera éternellement des illusions contre des vérités. Qu’est-ce qu’un mot ? La transposition sonore d’une excitation nerveuse. Mais conclure d’une excitation nerveuse à une cause première extérieure à nous, c’est déjà ce à quoi aboutit une application fausse et injustifiée du principe de raison. Si la vérité avait été seule déterminante dans la genèse du langage et si le point de vue de la certitude l’avait été quant aux désignations, comment aurions-nous alors le droit de dire : « Cette pierre est dure » comme si nous connaissions le sens de « dur » par ailleurs et qu’il n’était pas seulement une excitation totalement subjective ! Nous classons les choses d’après des genres, nous désignons l’arbre comme masculin et la plante comme féminine : quelles transpositions arbitraires ! À quel point nous nous sommes envolés loin du canon de la certitude ! Nous parlons d’un serpent : la désignation n’atteint que le fait de se contorsionner et pourrait donc convenir au ver également. Quelles délimitations arbitraires, quelle partialité que de préférer tantôt l’une, tantôt l’autre des propriétés d’une chose ! Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu’en matière de dénomination, ce n’est jamais la vérité ni l’expression adéquate qui sont en cause : s’il en allait autrement en effet, il n’y aurait pas un si grand nombre de langues. La « chose en soi » (qui serait précisément la vérité pure et sans conséquence) reste totalement insaisissable et absolument indigne des efforts dont elle serait l’objet pour le créateur de langue. Il se contente de désigner les rapports des hommes aux choses, et, pour les exprimer, il s’aide des métaphores les plus audacieuses. Transposer une excitation nerveuse en une image! Première métaphore. L’image à son tour transformée en un son ! Deuxième métaphore. Et chaque fois, saut périlleux d’une sphère à une autre, tout à fait différente et nouvelle. Pensons à un homme qui serait tout à fait sourd et n’aurait jamais perçu de son ou de musique : de même qu’il s’étonne de voir les figures acoustiques de Chaldni se former dans le sable, qu’il découvre leur cause dans la vibration des cordes et qu’il jurera alors, au vu de cette découverte, qu’il ne saurait ignorer désormais ce que les hommes appellent « le son », de même en va-t-il pour nous tous en ce qui concerne le langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes lorsque nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, mais nous ne possédons cependant rien d’autre que des métaphores des choses, et qui ne correspondent absolument pas aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l’X énigmatique de la chose en soi est d’abord saisi comme excitation nerveuse puis comme image, comme son articulé enfin. En tout cas, la genèse du langage ne suit pas la logique ; et le matériel complet à l’intérieur duquel et avec lequel travaille et construit l’homme de la vérité, le chercheur, le philosophe, s’il ne provient pas de Coucouville-les-Nuages, ne provient pas non plus de l’essence des choses.