L’art de la parole (la rhétorique)
En grec et en latin, le même mot (technè en grec, ars en latin) désigne tout savoir-faire permettant de produire des objets selon des règles. Les objets produits sont dits « artificiels » (produits par les êtres humains) par opposition aux objets « naturels » (produits spontanément par la nature).
Pour les Grecs, la sculpture, l’ingénierie navale ou la cordonnerie, mais aussi la rhétorique, sont des « techniques » ; pour les Latins, ce sont des « arts ». Jusqu’au XVIIIe siècle, on utilise uniquement le mot « arts » pour désigner en français ce qui sera ensuite séparé en deux domaines, celui des arts (« beaux arts ») et celui des techniques (artisanat, ingénierie).
La rhétorique présente ce double aspect de « technique de persuasion » et d’« art de bien dire ».
NB : les traductions du grec utilisent très souvent le terme « art » pour technè – qu’il faut alors entendre au sens ancien c’est-à-dire qui ne se limite pas à la fonction esthétique mais comprend la fonction utilitaire.
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1. LES DEUX ASPECTS DE LA RHÉTORIQUE
Un même objet, deux définitions (complémentaires)
- Définition d’origine sophistique : la rhétorique est « l’art de persuader », définition qu’ont privilégiée les Grecs – les sophistes Protagoras, Gorgias, etc., pour en développer les techniques et l’efficacité, Socrate et Platon pour en critiquer les dérives manipulatrices, enfin Aristote pour l’étudier sans préjugés.
[NB : les sophistes étaient des intellectuels qui enseignaient (entre autres) l’art de parler en public et de persuader un auditoire et formaient donc les jeunes gens désireux de faire une carrière politique.] . - Définition d’origine stoïcienne : la rhétorique est « l’art de bien dire », déjà présent chez les stoïciens grecs (à partir de -300), c’est cette conception de la rhétorique que développeront les Latins (Cicéron, Quintilien) et le Moyen Âge européen.
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2. L’OPPOSITION RHÉTORIQUE / DIALECTIQUE (SOCRATE, PLATON)
La rhétorique, technique (ou art) de l’action du discours sur les esprits, de la parole persuasive visant à produire des opinions ou des croyances dans l’esprit de l’auditeur, est opposée à la dialectique qui elle vise à convaincre un interlocuteur (par un dialogue) de la vérité d’un énoncé et donc à construire ou communiquer un savoir.
Du point de vue de Socrate, la rhétorique exploite les faiblesses du langage et celles de l’entendement des auditeurs, manipule les affects, les émotions. Le but du discours rhétorique est d’imposer une opinion (indépendamment de toute justification rationnelle). La rhétorique est donc fondamentalement amorale.
« GORGIAS : Suppose qu’un orateur et qu’un médecin se rendent dans la cité que tu voudras, et qu’il faille organiser, à l’assemblée (…), une confrontation entre le médecin et l’orateur pour savoir lequel des deux on doit choisir comme médecin. Eh bien j’affirme que le médecin aurait l’air de n’être rien du tout, et que l’homme qui sait parler serait choisi s’il le voulait.»
« La rhétorique, à ce qu’il paraît, est donc ouvrière de la persuasion qui fait croire, et non de celle qui fait savoir, relativement au juste et à l’injuste. »PLATON, Gorgias
Par opposition, la dialectique est une méthode de raisonnement basée sur la confrontation de plusieurs opinions (doxa) et leur dépassement dans un savoir vrai (épistémè). Elle vise à convaincre l’auditeur (et non à le persuader) qui adhère en toute conscience à une thèse après avoir compris la justesse de l’argumentation qui la soutient.
« Il n’y a pas d’autre recherche que la dialectique qui entreprenne de saisir méthodiquement, à propos de tout, l’essence de chaque chose. »
PLATON, La République
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3. LOGOS / PATHOS / ÊTHOS (ARISTOTE)
Pour Aristote (cf. texte suivant), l’efficacité du discours requiert trois qualités (que l’orateur développe en acquérant les techniques de la rhétorique).
- Logos : La rationalité de l’argumentation permet de convaincre l’auditoire. (C’est la seule forme de rhétorique qu’admettent Socrate et Platon parce qu’elle seule est porteuse de vérité).
- Pathos : Le bon orateur est capable séduire et d’enthousiasmer son auditoire. Le plaisir qu’il donne à son public favorise l’adhésion de celui-ci aux thèses défendues. (Problème : la rationalité des arguments n’est plus nécessaire à l’efficacité de la parole, d’où la critique socratique).
- Êthos : La personnalité de l’orateur, déjà connue ou qui se lit dans sa présentation, ses attitudes, son ton, participent à l’autorité de sa parole ; elle dispose l’auditoire à la confiance.
Distinction que Cicéron résumera par la formule : « Prouver la vérité de ce qu’on affirme (logos), se concilier la bienveillance des auditeurs (êthos), éveiller en eux toutes les émotions qui sont utiles à la cause (pathos) ».
« Les preuves administrées par le moyen du discours sont de trois espèces : les premières consistent dans le caractère de l’orateur ; les secondes, dans les dispositions où l’on met l’auditeur ; les troisièmes, dans le discours même, parce qu’il démontre ou paraît démontrer.
On persuade par le caractère, quand le discours est de nature à rendre l’orateur digne de foi, car les honnêtes gens nous inspirent une confiance plus grande et plus prompte sur toutes les questions en général, une confiance entière sur celles qui ne comportent point de certitude, et laissent une place au doute. Mais il faut que cette confiance soit l’effet du discours, non d’une prévention sur le caractère de l’orateur. Il ne faut donc pas admettre, comme quelques auteurs de techniques, que l’honnêteté même de l’orateur ne contribue en rien à persuasion ; c’est le caractère qui, peut-on dire, constitue presque la plus efficace des preuves.
La persuasion est produite par la disposition des auditeurs, quand le discours les amène à éprouver une passion ; car l’on ne rend pas les jugements de la même façon selon que l’on ressent peine ou plaisir, amitié ou haine. C’est, nous le répétons, le seul but où visent dans leur techniques les auteurs actuels. Nous éluciderons chacun de ces points quand nous parlerons des passions.
C’est le discours qui produit la persuasion, quand nous faisons sortir le vrai et le vraisemblable de ce que chaque sujet comporte de persuasif. »ARISTOTE, Rhétorique (vers -350)