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La Vérité
1. INTRODUCTION
1.1 Définition
Classiquement, le terme « vrai » s’applique aux énoncés dont on acquiert la certitude soit du fait que le sens de l’énoncé est conforme à l’expérience (vérités empiriques), soit que cet énoncé est obtenu par déduction à partir d’énoncés déjà reconnus vrais (vérités rationnelles). La vérité caractérise la connaissance (et non l’opinion ou la croyance qui sont au mieux vraisemblables).
« Le vrai et le faux sont des attributs du langage, non des choses. Et là où il n’y a pas de langage, il n’y a ni vérité, ni fausseté. » (Thomas HOBBES, Léviathan, 1652)
« C’est donc cela que le vrai ajoute à l’étant : la conformité, ou adéquation, de la chose et de l’intellect, conformité de laquelle, comme on l’a dit, suit la connaissance de la chose. » (Thomas d’Aquin, Sur la vérité, 1257)
De cette définition, la question de la vérité porte aussi bien sur le domaine théorique (descriptif) que sur le domaine pratique (prescriptif). Dans le premier cas, la vérité s’oppose à l’erreur (d’observation ou de raisonnement), dans le second cas, la vérité s’oppose au mensonge ou à l’illusion.
NB : Mais psychologiquement, l’esprit humain tient pour vrai tout énoncé qui lui apparaît comme une évidence, qu’il tient pour certain (même si ce n’est qu’une croyance fausse), auquel l’esprit donne son assentiment, qui élimine le doute.
1.2 Points de vue possibles sur la vérité
a.Point de vue historique : Pendant une grande partie de l’histoire humaine, les civilisations humaines se sont construites sur des principes irrationnels, des « vérités révélées » par des dieux ou esprits aux êtres humains par l’intermédiaire d’élus « inspirés » (prophètes, devins, sorciers, chamans, intermédiaires entre les hommes et les dieux ou les esprits). La vérité n’était donc pas recherchée, découverte, produite par l’esprit humain mais dévoilée par des forces surnaturelles.
Ainsi, dans la Grèce archaïque (jusqu’au VIe siècle av. JC), trois statuts sociaux déterminaient les « maîtres de vérité », ceux dont on admettait qu’ils dévoilaient la vérité, que leurs paroles, inspirées par les Muses ou les dieux, devaient être tenues pour vraies : les devins (qui disaient l’avenir dans les oracles), les poètes (qui disaient le passé dans la poésie épique) et les « rois de justice » (qui disaient la vérité dans leurs verdicts). (Cf. M. DETIENNE, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, 1967.)
La rationalité grecque naît en opposition à cette conception d’une vérité révélée par une autorité surnaturelle, préexistante à l’expérience, l’observation et surtout l’usage de la raison, outil de l’esprit humain lui permettant de distinguer le vrai du faux.
« Le vrai et le faux ne sont pas dans les choses, mais dans l’intelligence. » (ARISTOTE, Métaphysique, vers -350)
La vérité est le produit de la raison humaine et de ce fait, elle n’est pas absolue, pas définitive :
« Platon m’est cher, mais la vérité m’est plus chère encore. » (ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, vers -350)
Elle est en perpétuelle construction, elle a une histoire :
« La vérité est une longue histoire d’erreurs surmontées. » (Gaston BACHELARD).
b. Point de vue cognitif (connaissance du monde) : Les cinq sens constituent une source immédiate de connaissances mais dont la portée est néanmoins limitée et surtout incommunicable (puisque subjective).
Le langage, en attribuant des signes aux objets de l’expérience (noms pour les choses, adjectifs pour les qualités, verbes pour les actions…), permet de transmettre cette expérience, d’informer, de décrire des faits. L’accumulation des expériences d’un individu (mémoire) lui permet d’enrichir progressivement sa représentation du monde. Le langage permet de transmettre cette expérience et cette mémoire d’un individu à l’autre, d’une génération à l’autre et de construire progressivement une culture, un savoir.
La vérité caractérisera alors l’adéquation des énoncés descriptifs avec les faits décrits donc d’un énoncé avec ce qu’il affirme, une adéquation entre les signes et leurs référents (correspondance des noms avec les choses, des verbes avec les actions, des adjectifs avec les qualités, correspondance des phrases avec les faits, correspondance d’une théorie avec un domaine d’objets…)
« La convenance de l’étant à l’intellect est exprimé par le nom de vrai. » (Thomas d’Aquin, Sur la vérité, 1257)
c.Point de vue moral (visant le bien ou le juste, le bonheur individuel ou collectif) : choisir la meilleure action possible présente un double problème pour ce qui concerne la vérité.
S’efforcer de dire la vérité sur soi-même (ou au moins de la penser) est-il une condition de la moralité ? SOCRATE l’affirme lorsqu’il enjoint à Alcibiade : « Connais-toi toi-même ». Selon lui se connaître soi-même est une condition pour connaître les autres et réciproquement. Les Grecs appellent parrêsia cette capacité à assumer publiquement la vérité sur soi-même — par opposition aux masques que l’on porterait en société ou aux illusions dont on se bercerait soi-même. Et en effet, pouvoir assumer publiquement ce que l’on est implique que l’on fasse de sa vie quelque chose d’appréciable par autrui.
Mais si dire la vérité est une condition générale de la moralité, est-il cependant toujours immoral de mentir ? Ne doit-on pas au contraire considérer que le mensonge peut être une bonne action dès lors que la vérité peut blesser autrui ?
Rappel (cours sur la raison) : la connaissance du réel (la vérité du point de vue cognitif) peut être considérée comme une condition de l’action morale.
« Et j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie. » (DESCARTES, Discours de la méthode, 1637)
Pour DESCARTES, la raison théorique (qui assure une bonne représentation se la réalité) est au service de la raison pratique (qui assure une bonne action dans la réalité) : la maîtrise de la raison théorique est un préalable nécessaire à l’exercice de la raison pratique (Cf. l’arbre de la philosophie).
d. Point de vue pragmatique (dirigé vers l’action «efficace, «utile») : Pour agir efficacement, l’être humain doit disposer de représentations adéquates de son milieu. Dès lors qu’un énoncé donne prise sur la réalité, nous permet d’avoir une représentation facilitant l’efficacité de notre action, elle se trouve comme validée par l’expérience. La vérité se reconnaît alors à ses effets pratiques, à ses conséquences du point de vue de l’action. Est considéré comme vrai tout énoncé « utile ». Ce point de vue n’est pas contradictoire avec le point de vue cognitif ; il précise seulement que la connaissance ne doit pas être compris comme pas une fin en soi mais comme un moyen pour l’action.
« Posséder des idées vraies signifie toujours qu’on possède de précieux instruments pour l’action.» (William James, Le Pragmatisme, 1907)
« Si idées, significations, conceptions, notions, théories et systèmes sont utiles à la réorganisation active d’un environnement donné pour enlever quelques problèmes ou perplexités particulières, alors leur validité et leur valeur se mesureront à la tâche accomplie. S’ils réussissent dans leur mission, alors ils sont fiables, justes, exacts, vrais et bons. S’ils ne parviennent pas à dissiper la confusion, à éliminer les défauts, s’ils ajoutent à la confusion et à l’incertitude, s’ils font plus de mal que de bien lorsqu’on fonde sur eux nos actions, alors ils sont mauvais. Confirmation, corroboration et vérification résident dans l’œuvre accomplie et ses conséquences. » (John DEWEY, Petit catéchisme sur la vérité, 1909)
« La fonction active et dynamique du principe de l’action est ce qui compte et c’est dans la qualité de l’activité ainsi induite que résident vérité ou erreur. L’hypothèse vraie est celle qui marche. « Vérité » est un nom abstrait qui s’applique à la série de cas réels, prévus et désirés, qui se trouvent confirmés dans leurs travaux et dans leurs effets. » (John DEWEY, Petit catéchisme sur la vérité, 1909)
e.Point de vue psychologique (visant le bien-être ou simplement le «bon fonctionnement» de l’esprit) : Le contenu de la perception humaine étant en perpétuel changement, l’esprit humain a besoin de l’organiser selon des principes durables, qui ne puissent être continuellement remis en cause. L’esprit humain a besoin de certitudes, de principes qui assurent la stabilité de ses représentations, qui évitent l’inquiétude (l’angoisse ou le stress) suscitée par l’incertitude. C’est ce qui justifie le besoin de vérité : un énoncé sera considéré comme vrai dans la mesure où il fournit une conception du monde stable — et de ce point de vue, peu importe son rapport avec la réalité. On comprend ainsi comment la religion a pu constituer pour l’humanité la principale source de vérités pendant la plus grande partie de son histoire : ses « vérités » partagées par une collectivité humaine satisfaisaient à la fois le besoins psychologique d’une conception du monde et celui collectif de valeurs morales communes, condition de possibilité d’une vie collective apaisée.
« Il est nécessaire que quelque chose soit “tenu pour vrai“, mais il n’est nullement nécessaire que cela soit vrai. » (Freidrich NIETZSCHE, La Volonté de puissance, 1888)
2. LA VÉRITÉ DANS LE DOMAINE THÉORIQUE (CONNAISSANCE, SCIENCES…)
2.1 Vérité empirique
Une vérité empirique résulte de l’expérience et ne se déduit d’aucun principe. Une vérité empirique, obtenue par l’observation ou par induction à partir de faits bien établis :
On parle aussi de vérité « de fait » (ou vérité-correspondance) : un énoncé (une phrase, une affirmation, une théorie) est vrai lorsqu’il correspond à un fait réel, objectivable (ce qui rend l’énoncé « vérifiable »). Une vérité empirique est validée par une preuve. (Typiquement : les observations ou les expérimentations en science.)
« Dire que ce qui est n’est pas, ou que ce qui n’est pas est, est faux ; et dire que ce qui est, est, et que ce qui n’est pas n’est pas, est vrai. » (ARISTOTE, Métaphysique, vers -350)
Ex. : Si je dis que le ciel est bleu et qu’il est bleu, alors je dis la vérité)
« D’où [l’esprit humain] puise-t-il ce qui fait le matériau de la raison et de la connaissance ? Je répondrai d’un seul mot : de l’expérience ; en elle, toute notre connaissance se fonde et trouve en dernière instance sa source ; c’est l’observation appliquée soit aux objets sensibles externes, soit aux opérations internes de l’esprit, perçues et sur lesquelles nous-mêmes réfléchissons, qui fournit à l’entendement tout le matériau de la pensée. » (John LOCKE, Essais sur l’entendement humain, 1690)
« Les idées de cause et d’effet proviennent de l’expérience qui nous informe que tels objets particuliers, dans tous les cas passés, ont été conjoints aux autres ; quand nous passons de l’impression d’un objet à l’idée d’un autre, nous sommes déterminés non par la raison, mais par l’accoutumance ou le principe d’association. » (David HUME, Enquête sur l’entendement humain, 1740)
« C’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes. » (Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, 1961)
L’induction est le type de raisonnement qui permet d’aboutir à une vérité empirique. Elle consiste à généraliser sur la base de l’observation de cas particuliers. D’un phénomène observé de manière répétitive, on va induire une loi générale, sans vérifier tous les exemples possibles. L’induction produit l’universel à partir du particulier.
Ex. : Tous les corbeaux observés jusqu’à ce jour sont noirs, donc le corbeau (l’espèce animale) est noir. Et je peux affirmer avec certitude que chaque corbeau (individu) que je pourrai observer sera noir.
2.2Vérité rationnelle (cf. cours sur la raison)
La certitude rationnelle ou métaphysique s’attache aux jugements que nous portons sur les vérités nécessaires, et se produit par des affirmations dont le contraire implique une contradiction.
« Le syllogisme est un raisonnement où, certaines choses étant prouvées, une chose autre que celles qui ont été accordées se déduit nécessairement des choses qui ont été accordées. » (ARISTOTE, Organon, vers -350)
On parle aussi de vérité « de raison » (ou vérité-cohérence) : un énoncé est vrai lorsqu’il fait partie d’un système cohérent (logique, non-contradictoire) d’énoncés, donc lorsqu’il peut être démontré dans la cadre d’une théorie. Une vérité rationnelle est validée par une démonstration. (Typiquement : les énoncés mathématiques.)
La déduction est un raisonnement qui permet d’aboutir à une vérité rationnelle. Elle consiste à tirer à partir d’une ou de plusieurs propositions, une autre qui en est la conséquence nécessaire. La déduction extrait du particulier à partir de l’universel. Ex. Tous les hommes sont mortels. Or Socrate est un homme. Donc Socrate est mortel.
« Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s’entre-suivent en même façon. » (DESCARTES, Discours de la méthode, 1637)
2.3Relation entre les démarches empiriques et rationnelle pour parvenir à la vérité
Complémentarité : puisque l’on peut représenter par le langage des observations portant sur des phénomènes réels (énoncés observationnels), les relations de cause à effet entre phénomènes naturels peuvent être représentées dans un discours par des relations d’inférence (déductions). C’est ainsi que l’on parvient à des vérités de type scientifique.
« Notre plus grande ressource, celle dont nous devons tout espérer, c’est l’étroite alliance de ces deux facultés : l’expérimentale et la rationnelle, union qui n’a point encore été formée. » (Francis BACON, Novum Organum, 1620)
« Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné et sans l’entendement nul ne serait pensé (…) De leur union seule peut sortir la connaissance. Connaître, c’est donc appliquer des concepts à des intuitions, de telle sorte que des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles. » (Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, 1781)
Point de vue psychologique :
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- Dans les deux démarches, est vrai ce dont on peut dire : « il en est nécessairement ainsi » ou « ce ne peut être autrement ». Ce sont donc des moyens d’acquérir des certitudes, c’est-à-dire d’éliminer le doute. Pour DESCARTES, ne doit être tenu pour vrai que « ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute ». (DESCARTES, Discours de la méthode, 1637)
- Dans les deux démarches, le sentiment de certitude, qui est subjectif, est rendu objectif (et donc transmissible) par un moyen d’une démarche de vérification (preuve par l’observation ou l’expérimentation, démonstration par la logique). L’évidence de la vérité d’un énoncé est ainsi rendue accessible à chacun.
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Attention : la certitude est un sentiment d’évidence qui peut naître aussi bien de l’opinion ou de la croyance (subjectives, indépendantes de preuves ou de démonstrations) que de sources empiriques ou rationnelles (objectives, vérifiables). Mais une croyance peut être une future vérité (le jour où elle sera prouvée ou démontrée). Et l’on peut faire d’une vérité (dans la mesure ou ne la comprend pas, dont on en ignore les preuves ou démonstrations) une simple croyance.
2.4 Quelques repères (distinctions conceptuelles) à maîtriser
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- Croire : admettre comme vrai indépendamment de toute vérification par la preuve ou la démonstration.
- Savoir : reconnaître comme vrai ce dont on dispose des moyens de vérification (preuve ou démonstration).
- Vrai : qui peut être prouvé (conforme à l’observation) ou démontré (conforme à la logique).
- Probable : qu’on peut conforter par des éléments mais sans disposer d’une preuve ou d’une démonstration assurant la certitude. Qui peut donc être admis ou prévu raisonnablement.
- Certain : dont la vérité est garantie par une preuve (origine empirique) ou un raisonnement (origine rationnelle).
- Vraisemblable : qui a toutes les apparences du vrai, qui « semble vrai » mais ne l’est pas nécessairement.
3. LA VÉRITÉ DANS LE DOMAINE PRATIQUE (MORALE, POLITIQUE…)
« Ôter des âmes humaines les vaines opinions, les fausses estimations, les fantômes séduisants et toutes ces chimériques espérances dont elles se paissent, ce serait peut-être les livrer à l’ennui, au dégoût, à la mélancolie et au découragement. » (Francis BACON, Novum Organum, 1620)
3.1 Mentir à autrui
Le mensonge peut être un moyen de conforter l’amour-propre de chacun, l’estime de soi (cf. «?Illusion?»). Afin d’éviter les conflits, la dissimulation de la vérité peut s’avérer nécessaire à la vie sociale.
« Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion. L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. Il ne veut donc pas qu’on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur. » ( PASCAL, Pensées, 1670)
Mentir peut être justifié rationnellement dans une situation particulière dès lors que les conséquences du mensonge sont moralement préférables à celles de la vérité (évitement de conflit) :
« Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s’il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences très directes qu’a tirées de ce principe un philosophe allemand [KANT], qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. » (Benjamin CONSTANT, Des réactions politiques 1797)
« Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui on doit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui. » (Benjamin CONSTANT, Des réactions politiques, 1797)
Mais le mensonge peut être aussi source de conflits puisqu’il peut avoir pour conséquence une perte de la confiance nécessaire aux échanges qui stabilisent les relations entre individus ou entre sociétés. Problème : même accepté, le mensonge est toujours susceptible d’être découvert et ne fait alors que repousser le conflit.
« Les avantages du mensonge sont d’un moment, et ceux de la vérité sont éternels.» (Denis DIDEROT)
3.2 Se mentir à soi-même : l’illusion
« Nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d’un désir est prévalente, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l’illusion elle-même renonce à être confirmée (ou non) par le réel. » (FREUD, L’Avenir d’une illusion, 1929)
L’illusion apparaît comme une attitude infantile qui fait passer le principe de plaisir (qui incite à rechercher le plaisir quoi qu’il puisse en coûter) avant le principe de réalité (qui incite à considérer la réalité telle qu’elle est et non telle qu’on la fantasme, telle qu’on désirerait qu’elle soit), à la connaître pour pouvoir s’y confronter et agir efficacement sur elle.
« Il n’est pas douteux qu’un peu de fiction alliée avec la vérité ne fasse toujours plaisir. Ôter des âmes humaines les vaines opinions, les fausses estimations, les fantômes séduisants et toutes ces chimériques espérances dont elles se paissent, ce serait peut-être les livrer à l’ennui, au dégoût, à la mélancolie et au découragement. » (Francis BACON, Novum Organum, 1620)
Cette auto-illusion, qu’on appelle aussi «duperie de soi», permet d’une part de se conforter dans des croyances avantageuses, utiles à son propre bien-être, et d’autre part de satisfaire artificiellement le besoin d’estime de soi (avoir en soi une représentation positive de soi est une condition de notre bien-être).
4. Les limites de la vérité (point de vue cognitif) : scepticisme, relativisme
On pourrait considérer que les vérités les mieux confirmées, même dans le cadre scientifique (ce qui expliquerait que les théories scientifiques ne sont jamais définitives), sont des illusions qui répondent au besoin de stabilité de l’esprit humain et donc de certitudes.
« Il est nécessaire que quelque chose soit tenu pour vrai, mais il n’est nullement nécessaire que cela soit vrai. » (NIETZSCHE, La Volonté de puissance, 1888)
Même les vérités scientifiques, établies rationnellement, répondent d’abord à ce besoin (et donc au principe de plaisir). Elles ne sont que les meilleures approximations qu’on sache faire à une époque donnée.
« Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont. » (NIETZSCHE, Le Livre du philosophe, 1873)
Mais contrairement au discours religieux, le discours scientifique se reconnaît ouvert à la contradiction
4.1 Aspects anthropologiques
a.Point de vue psychologique :
« L’homme est la mesure de toute chose ; de celles qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du fait qu’elles ne sont pas. » (PROTAGORAS)
Attitude relativiste du point de vue de l’individu : la vérité n’est pas un absolu mais dépend du point de vue de l’être humain (qui décide, selon sa culture ou son expérience, de ce qui est vrai ou faux). De ce point de vue, croyances et opinions, bien que non étayées par des preuves ou des démonstrations sont des « vérités » pour celui qui les accepte. Problème : tant qu’elle ne sont ni prouvées, ni démontrées, elles demeurent subjectives et ne sont partageables que par les artifices de la rhétorique. Elles sont relatives à chacun.
b. Point de vue sociologique (ou culturel) :
« Vérité en-deçà des Pyrénées, mensonge au-delà. » (PASCAL)
Attitude relativiste du point de vue de la culture?: ce qui est considéré comme une vérité dans une culture donnée ne l’est pas dans une autre (cas des religions). Aspect positif : le relativisme culturel évite l’ethnocentrisme (ma culture est la meilleure) et l’anthropocentrisme (nous autres humains sommes le centre de l’univers). Aspect négatif : refus d’une vérité universelle et donc de la science, complotisme, etc.
c. Point de vue biologique (ou naturel) :
« On appelle vérité un mensonge utile. » (NIETZSCHE)
Attitude sceptique morale : l’homme qualifie de vrai tout ce qui lui permet de vivre (connaissance de son milieu et des ressources nécessaires à satisfaire ses besoins primaires) ou de mieux vivre (satisfaction des besoins secondaires). La vérité n’a pas d’autre valeur que son utilité pratique.
« La vérité est une sorte d’erreur, faute de laquelle une certaine espèce d’êtres vivants ne pourraient vivre. Ce qui décide en dernier ressort, c’est sa valeur pour la vie ». (NIETZSCHE)
4.2 La subjectivité de la perception limite l’accès à la vérité
Notre perception peut nous tromper : lorsqu’elles apparaissent à notre conscience, les données des sens sont déjà interprétées et cette interprétation peut être entachée d’erreur.
« Par les raisons de l’Astronomie, l’idée que j’ai du soleil me le représente plusieurs fois plus grand que toute la terre, alors que il ne cesse pas, par l’idée qui me vient des sens, de me paraître extrêmement petit. » (DESCARTES, Méditations, 1641)
Outre les limites des données des sens (plages de fréquences des ondes sonores ou des vibrations de la lumière), s’ajoutent les affects associés aux objets lors de nos expériences précédentes, les préjugés culturels, etc.
« Il n’y a pas de faits , il n’y a que des interprétations. » (NIETZSCHE Fragments, 1886)
Mais une perception partagée permet de s’assurer de la vérité d’un énoncé descriptif
4.3 Les biais cognitifs, erreurs liées au fonctionnement spontané de notre pensée
Un biais cognitif est une tendances à interpréter de manière sélective ce que l’on observe ou entend, en fonction de notre propre expérience, de nos centres d’intérêt, de notre situation sociale, de notre culture, de nos valeurs. Les biais cognitifs se traduisent par des préjugés qui nous font considérer comme vrai ce qui, en leur absence, apparaîtrait faux (ou le contraire)i. Il sont à la base par exemple de toutes les formes de complotisme.
Ex. : biais de confirmation : tendance à ne rechercher et ne prendre en considération que les informations qui confirment nos croyances et à ignorer ou discréditer celles qui les contredisent.
Un supporter d’une équipe de football voit plus facilement les fautes de l’équipe adverse que celles de la sienne.
Ex. : biais de représentativité (ou de généralisation) : raccourci mental qui consiste à porter un jugement général à partir de quelques éléments qui ne sont pas nécessairement représentatifs. (Rappel : anecdote de la « jeune fille louche » racontée par Descartes.) En statistique, cela se traduit par la question de la représentativité d’un échantillon.
Le racisme, le sexisme, etc., (lorsqu’ils sont d’origine psychologique et non culturelle) sont des formes de généralisation abusive : une expérience négative avec une ou quelques personnes d’une communauté va déterminer un jugement général sur la communauté en question, va causer une méfiance voire une aversion envers l’ensemble de ce groupe.
4.4 Autres notions limitatives (ou pas) de la vérité
a. L’ignorance définit le fait de ne pas savoir quelque chose, de ne pas être au courant de quelque chose.
SOCRATE : « Je sais que je ne sais pas ». Poser une « ignorance » de principe permet de nous départir de nos préjugés et nous engage à chercher les « raisons » qui permettent d’affirmer qu’un énoncé est vrai.
Par ailleurs, celui qui ignore qu’il est ignorant ne ressent pas le besoin de savoir : la reconnaissance de l’ignorance joue un rôle positif dans le processus de la connaissance en servant de déclic pour enclencher le processus cognitif.
b. L’erreur consiste à affirmer comme vrai ce qui est faux ou comme faux ce qui est vrai. Contrairement au mensonge, l’erreur est involontaire. Ex. : erreur de calcul, erreur de raisonnement, erreur judiciaire…
« Le contraire de la vérité est la fausseté : quand elle est tenue pour vérité, elle se nomme erreur. » (KANT)
Mais de nombreux philosophes considèrent que l’erreur (dès lors qu’elle est repérée, admise et comprise) est un moyen utile pour progresser vers la vérité :
« La vérité est une longue histoire d’erreurs surmontées. » (Gaston BACHELARD)
c. La croyance consiste à adhérer à une thèse (ou une hypothèse) considérée comme vraie indépendamment des faits (elle peut être vraie ou fausse). Elle résulte souvent d’un biais cognitif.
Ex. : croire au Père Noël, croire qu’il va faire beau…
Thèse : La croyance peut avoir un rôle négatif. La croyance peut empêcher de considérer la réalité telle qu’elle est dès lors qu’elle conduit à nier des faits établis par des preuves ou démonstrations. Ex. : Créationnisme (le monde a été créé par Dieu en 6 jours), négationisme (les camps d’extermination nazis n’ont jamais existé)…
Antithèse : La croyance peut avoir un rôle positif. Elle est nécessaire au passage à l’acte. Ex. : Pour entreprendre une action, mobiliser l’énergie nécessaire à sa réalisation et se lancer, il faut « croire » à la possibilité de cette réalisation.
Rapport problématique entre vérité et croyance : on peut connaître une vérité sans y croire vraiment, c’est-à-dire sans la prendre en compte concrètement. La vérité demeure « abstraite ». Ex. : « Fumer tue » est une vérité établie. Tout fumeur reconnaît cette vérité mais tout se passe comme s’il n’y croyait pas vraiment. ARISTOTE nomme ce décalage entre le savoir et l’action l’« acrasie ».
Par ailleurs, il existe des degrés dans la croyance : on peut croire plus ou moins. Moins on croit, plus on renoncera facilement à notre croyance. Plus on croit, plus il sera difficile de renoncer à cette croyance. Lorsque dans une culture donnée, la croyance est soustraite à toute critique, on parle de dogme. (Cf. Religion)
4.5 Renoncer à l’idée d’une vérité universelle : le doute (relativisme, scepticisme)
Le doute est l’état de l’esprit capable de suspendre son jugement sur un énoncé (vrai ou faux ?) ou sur une action (bonne ou mauvaise ?). Il permet de relativiser sa propre opinion et donc d’accepter les critique argumentées, de demeurer ouvert à des opinions différentes, d’éviter toute forme de dogmatisme (certitude considérée comme absolue et définitive) et d’ethnocentrisme (considérer sa propre culture comme la seule «bonne» perspective sur le monde).
a. Relativisme (par opposition à l’universalisme) : affirmation qu’il n’existe pas de vérité absolue (à chacun sa vérité), la vérité n’est qu’une opinion qu’on ne remet pas en cause. Cette attitude vise à la tolérance envers ceux qui ne pense pas comme nous. Problème classique : faut-il être tolérant même avec les intolérants ? Ce problème est important en politique : faut-il dans une démocratie accepter que se présentent aux élections des personnes souhaitant supprimer la démocratie ? Faut-il laisser la liberté d’expression à ceux qui en usent faire taire ceux qui ne partagent pas leurs opinions (« cancel culture »).
« L’homme est la mesure toute choses ; de celles qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du fait qu’elles ne sont pas. » (PROTAGORAS)
« Vérité en-deçà des Pyrénées, mensonge au-delà. » (PASCAL)
b.Scepticisme (par opposition au dogmatisme) : l’esprit humain ne peut atteindre aucune vérité générale de sorte qu’il faut suspendre son jugement et n’admettre aucune certitude (toute vérité ne peut être qu’une illusion). Rien n’est vrai ni faux, y compris même cette idée. C’est le problème inhérent à l’attitude sceptique : s’ il faut douter de toute affirmation, alors il faut aussi douter de l’affirmation qu’il faut douter de tout. On dit que le scepticisme est « auto-réfutant » (il se nie lui-même).
« A toute raison valable et sur tout sujet, on peut opposer une raison contraire et aussi convaincante.» (SEXTUS EMPIRICUS, Esquisses pyrrhoniennes, vers 190)
MONTAIGNE, HUME, NIETZSCHE, RUSSELL, WITTGENSTEIN se considéraient comme sceptique, aussi bien d’un point de vue théorique (pas de vérité absolue dans le domaine de la connaissance) que pratique (pas de bien absolu dans le domaine de la morale).
Bertrand RUSSELL prône un scepticisme modéré qu’il présente ainsi :
« Ne rien admettre sans preuve et suspendre son jugement tant que la preuve fait défaut. » (Bertrand RUSSELL, Essais sceptiques, 1928)
Attention : le doute peut aussi constituer une étape permettant de faire par nous-même l’épreuve de nos connaissances pour parvenir à la certitude. En quoi il se rapproche de l’ignorance socratique (cf. plus haut).
« Je mets en avant les raisons pour lesquelles nous pouvons douter généralement de toutes choses, et particulièrement les choses matérielles, au moins tant que nous n’aurons point d’autres fondements dans les sciences, que ceux que nous avons eus jusqu’à présent. Or, bien que l’utilité d’un doute si général ne paraisse pas d’abord, elle est toutefois en cela très grande, qu’il nous délivre de toutes sortes de préjugés, et nous prépare un chemin très facile pour accoutumer notre esprit à se détacher des sens, et enfin, en ce qu’il fait qu’il n’est pas possible que nous puissions jamais plus douter des choses que nous découvrirons par après être véritables. » (DESCARTES, Méditations métaphysiques, 1641)
Se débarrasser des préjugés (culture ou histoire personnelle) et se méfier des données des sens (nature, expérience) constituent des conditions nécessaires pour pourvoir ensuite construire des certitudes rationnelles, (justifiées par des preuves ou des démonstrations) sur lesquelles on pourra alors fonder un discours scientifique qui permettra, puisqu’il décrit au mieux la réalité, d’intervenir efficacement sur celles-ci (médecine, ingénierie…).
5. Le MENSONGE COMME ARME : LA DÉSINFORMATION
Arme des conflits interindividuels pour manipuler les affects d’autrui et l’amener à agir comme le menteur le souhaite, le mensonge est aussi arme de guerre dont usent certains Etats pour affaiblir ceux qu’ils considèrent comme ennemis.
Dès le VIe siècle avant JC, le philosophe chinois SUN TZU théorise dans son Art de la Guerre la désinformation, la considérant comme l’arme la plus importante pour entreprendre, mener et gagner une guerre : « La guerre repose sur le mensonge. » (ch.1), ou « La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort. » (ch. 7)
La désinformation est un ensemble de techniques de communication visant à tromper l’opinion publique pour l’influencer (la faire penser et agir) dans le sens souhaité. Des autorités étatiques, des partis politique, des groupes financiers ou industriels (lobbyisme) peuvent pratique la désinformation « planifiée » soit avec la complicité de médias, soit en les manipulant. La propagande (des énoncés faux suffisamment répétés finissent par être intériorisé et acquièrent ainsi le poids d’une vérité), la désignation d’un bouc émissaire (victime expiatoire qui satisfait le besoin de justice même si elle est innocente) la diffusion de rumeurs (diffusion malveillante d’une fiction présentée comme un fait), la falsification de documents (ex. : affaire Dreyfus) ou leur fabrication (ex : « Protocole des sages de Sion »), les pseudos-sciences (alchimie, astrologie, homéopathie…), « faits alternatifs » (fake news), etc., tous ces moyens permettent d’influencer l’opinion publique dans le but de nuire à une personne ou une communauté particulière.
Dans tous les cas, il s’agit de profiter des biais cognitifs, (cf. 4.3) les tendances de l’esprit humain à dévier de la pensée rationnelle, à produire des raccourcis de pensée en la court-circuitant (cf. les « idoles » selon Francis BACON dans son Novum Organum, 1620).
(NB : Internet est devenu, faute de contrôle, une « arme de diffusion massive » de fausses informations — rien ne permettant a priori de distinguer le compte-rendu d’un fait alternatif (vraisemblable) de celui d’un fait réel (vrai).