ARISTOTE, Les Politiques (-325)
« Il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage.
Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement.
Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité. »
Rappel : Aristote (-384, -322) est un élève de Platon qui lui-même était un élève de Socrate. Il s’est intéressé à tous les domaines de la connaissance, aussi bien la physique, la zoologie, que la politique ou la logique. Dans ce texte extrait des Politiques, il s’intéresse à ce qui fait que les êtres humains peuvent être définis commes des « animaux politiques », c’est-à-dire des animaux dont la spécificité est caractérisée avant tout par leur mode de vie social, ce dernier n’atant rendu possible que par une disposition elle aussi spécifique : le langage.
1/ Le thème : dans ce texte, Aristote s’intéresse à ce qui fait la spécificité de l’espèce humaine par rapport aux autres animaux.
2/ Le problème : Il se demande ce qui fait de l’homme un « animal politique », autrement dit ce qui permet à l’être humain de s’organiser en sociétés autrement plus complexes que celles des autres animaux sociaux.
3/ Enjeux du texte : La solution donnée à cette question permet de mieux comprendre le fonctionnement même des sociétés, comment elles s’organisent et se conservent, le rôle des institutions, etc.
4/ La thèse de l’auteur : L’idée principale qu’Aristote développe dans ce texte est que c’est le langage qui permet aux êtres humains de s’organiser en sociétés complexes : c’est en effet grâce à lui que les êtres humains peuvent communiquer et partager les valeurs morales nécessaires à la constitution et à la conservation d’une société.
5/ Structure de l’argumentation de l’auteur : le texte est structuré en deux parties. Dans la première, Aristote repère la double spécificité de l’être humain dans le règne animal, à savoir d’une part son aptitude à s’organiser en sociétés complexes et d’autre part sa faculté de langage. Dans la deuxième partie, il explicite la relation entre cette sociabilité particulière et le langage.
« Il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. »
(Étymologie de « politique » : de polis, la cité en grec) Le « politique » désigne tout ce qui a trait à l’organisation des sociétés, en particulier les formes de pouvoir qui permettent de stabiliser la société (ou la cité chez les Grecs), de définir les places et les rôles que les citoyens occupent dans la structure sociale et les droits et devoirs qui s’y rapportent.
Pour Aristote, un « animal politique » est tout être vivant qui vit en société, c’est-à-dire en collectivité organisée de façon durable, permettant donc la survie de ses membres (satisfaction de leurs besoins physiologiques, sécurité…) Ainsi, les abeilles cohabitent et s’entraident au sein d’une ruche qui apparaît comme une collectivité organisée en groupes ayant des fonctions différenciées et précises. La reine, les ouvrières et les faux-bourdons y assument des tâches distinctes dont le but commun est celui de la survie de la colonie. De même, les animaux grégaires sont ceux qui, de la même espèce, vivent en collectivité selon une organisation sociale plus ou moins structurée (rôles différenciés en lien avec le sexe ou l’âge). Leur collaboration vise à la survie du groupe (satisfaction des besoins physiologiques, sécurité…). Par exemple, la plupart des herbivores vivent au sein d’un troupeau qui permet d’assurer collectivement la sécurité des petits. C’est le cas des éléphants chez lesquels on trouve une différenciation des rôles : leur hiérarchie sociale est dominée par les femelles les plus âgées (donc les plus expérimentées). Si les femelles passent toute leur vie ensemble, les mâles quittent le troupeau dès qu’ils atteignent leur maturité physique et sexuelle pour vivre ensuite seuls ou au sein de petits troupeaux d’éléphants mâles. Il y a bien une différenciation des rôles selon les individus et des règles suivies par chaque membre du groupe, dans l’intérêt de ce groupe : on peut donc parler d’organisation de la collectivité, donc de « politique ».
Aristote prend-il soin de distinguer les abeilles des animaux grégaires parce que contrairement à la plupart des animaux grégaires, les abeilles construisent une « cité » concrète, ensemble d’alvéole structurées fonctionnellement pour la reproduction de la colonie. Elles produisent par ailleurs collectivement le miel et la gelée royale et les stockent, ces réserves étant destinées à nourrir l’ensemble de la communauté. L’évidence de cette « supériorité politique » de l’Homme sur les autres animaux peut s’appuyer sur la complexité des différentiations sociales dans la production des richesses (organisation économique), sur la capacité de créer des techniques et de les transmettre, mais avant tout sur les possibilités de communication liées au langage.
La simple comparaison entre les organisation des communautés animales et humaines montre que l’organisation sociale des êtres humains est bien plus complexe que ne l’est celle de tous les autres animaux vivant en collectivités.
« Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; » « Car » indique qu’Aristote va introduire une justification à l’affirmation de la première phrase. La présence de l’incise « comme nous le disons » avant « la nature ne fait rien en vain » permet de supposer qu’Aristote utilise régulièrement cet argument pour justifier ses idées. « Ne pas faire quelque chose en vain » signifie « agir utilement », dans un but donné.
« La nature ne fait rien en vain » signifie donc que tout ce qui existe dans la nature a un rôle pratique, une fonction déterminée. Le cosmos est harmonieux parce que chaque chose y a sa place. C’est une sorte de « principe d’économie » qu’Aristote utilise dans de nombreux domaines : si quelque chose d’inutile apparaissait dans la nature, il n’y trouverait pas sa place, et disparaîtrait donc. Pour Aristote, toute partie d’un objet quelconque, d’un corps ou d’une société, a une fonction précise qui justifie son existence.
« or seul parmi les animaux l’homme a un langage. » « Or » coordonne ici la proposition générale « la nature ne fait rien en vain » à la proposition particulière « seul parmi les animaux l’homme a un langage ». Aristote va donc relier le fait que l’homme est un animal « plus politique que les autres animaux » à cette particularité qu’il présente d’être le seul à posséder un langage. En plaçant l’Homme « parmi les animaux », Aristote est fidèle à la conception grecque (et commune à l’ensemble des cultures pré-judéo-chrétiennes) d’une nature dans laquelle l’homme n’a pas de place privilégiée. Il est un animal, de la même nature que les autres, mais qui présente cette spécificité d’être rationnel (Platon) ou plus politique que les autres (Aristote).
Pour pouvoir affirmer que «seul parmi les animaux l’homme a un langage », il faut poser que les modes de communication innés et rigides (des abeilles par exemple) ne sont pas de la même nature que le langage humain. Celui-ci est en effet culturel, transmis de génération en génération, capable d’évoluer et donc disponible à tous les usages symboliques utiles à l’Homme. Pour Aristote, comme il va le montrer dans la suite du texte, c’est cette faculté particulière qu’est le langage qui permet à l’Homme de développer le type d’organisation sociale proprement humaine (qui trouve sa forme achevée dans la cité athénienne) puisqu’elle permet une communication (et donc une organisation, une culture, une morale, des lois) beaucoup plus complexe que celle des autres animaux.
« Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. » Aristote note que la voix par elle-même, qui est nécessaire au langage, existe même chez les animaux qui ne disposent pas du langage. Mais faute de langage (d’un vocabulaire et d’une grammaire pour organiser des phrases), la voix ne sert qu’à émettre des cris pour exprimer soit le plaisir, soit la souffrance, c’est-à-dire les sentiments les plus primitifs, communs à la plupart des animaux évolués (le plaisir indique ce qui est bon pour l’organisme et doit donc être recherché, la souffrance ce qui est mauvais et doit donc être évité). Si la voix en elle-même constitue donc bien un moyen d’expression, sa capacité à signifier reste très rudimentaire même si elle suffit à la plupart des animaux puisque, grâce ces simples signaux que sont le plaisir et la douleur sont articulés, de manière innée, à une serie de comportements prédéterminés qui leur permettent de survivre et de se reproduire.
« Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. » Le langage permet d’aller au-delà de l’« agréable » et du « douloureux » en calculant « l’avantageux » et le « nuisible ». Si le plaisir signale un « bien naturel » et la souffrance un « mal naturel » pour l’individu, ils se limitent à sanctionner des actions individuelles, indépendamment de toute rationalité. Au contraire l’« avantageux » qualifiera le résultat positif d’une réflexion portant sur notre intérêt à moyen ou long terme. Déterminer l’« avantageux » implique un usage de la raison (d’où la nécessité du langage), un calcul d’intérêt prenant en compte de multiples facteurs, comparant des actions possibles pour choisir la plus avantageuse en fonction des conséquences que nous pouvons en attendre. En permettant de déterminer les conséquences de nos actions, le langage nous permet de sortir du court terme du plaisir immédiat et de projeter nos actions dans l’avenir. De la même façon, au-delà du « mal naturel » que signale la souffrance, le « nuisible » qualifie le résultat négatif d’une réflexion portant sur les conséquences de nos actions. Et de ce point de vue, ce n’est que sur cette base d’une réflexion sur les conséquences avantageuses ou nuisibles de ses actions que l’être humain peut accéder à un point de vue moral (quel est le meilleur comportement en fonction de tel ou tel critère ?), c’est-à-dire décider de ce qui est juste ou injuste. Or le meilleur pour le citoyen ne peut être contradictoire avec le meilleur pour la cité puisque si la cité se désagrège, le citoyen perd tout ce qu’elle lui apporte en termes de sécurité, d’éducation, de développement de ses facultés. Ne peut être réellement avantageux pour moi que ce qui est juste, c’est-à-dire ce qui ne nuit pas à l’intérêt d’autrui. Le juste correspond donc à ce qui est avantageux pour chacun et pour tous. Le notion de « juste » apparaît donc bien comme une conséquence de celle d’« avantageux », et correlativement, celle d’ «injuste » comme une conséquence de celle de « nuisible ».
« Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. » Du point de vue social, c’est la complexité de l’organisartion politique qui distingue l’être humain de toute autre espèce animale. Du point de vue des facultés naturelles, c’est la faculté de langage qui spécifie l’être humain parmi les espèces animales. Enfin, du point de vue moral, autrement dit du point de vue de la détermination des comportements et des actions, le langage confère à l’être humain une capacité originel à distinguer le juste et l’injuste, donc à établir des valeurs morales (le bien et le mal) – ce qui le distingue le distingue là encore des autres animaux.
« Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité. » Les formes sociales comme la famille (forme primitive et naturelle des communautés humaines) et la cité (forme « achevée », c’est-à-dire parfaite, de la communauté humaine) ne deviennent possibles que si leurs membres partagent des valeurs morales telles qu’en évitant les conflits, elles permettent à la communauté de durer. Or cette communauté de valeurs n’est rendue possible que par l’échange verbal, le dialogue, la délibération qui permet finalement d’établir une constitution et des lois ue chacun reconnaît.
Finalement, c’est donc bien le langage qui, en permettant aux êtres humains de communiquer et donc de partager les valeurs morales, leurs permet de vivre ensemble au mieux en développant des formes complexes de communautés politiques.