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QU’EST-CE QUE LES LUMIÈRES ? : PARAGRAPHE 2
[Présentation de Kant] Kant (1724-1804) est un philosophe allemand de la période des Lumières. Son œuvre s’articule autour de trois questions :
- « Que puis-je savoir ? » détermine une philosophie de la connaissance, avec en particulier son œuvre la plus importante, la « Critique de la raison pure ».
- « Que puis-je faire ? » détermine une philosophie morale, avec en particulier la « Critique de la raison pratique » [« pratique » = en relation avec l’action donc avec la morale].
- « Que puis-je espérer ? » détermine la méthode que Kant appelle « critique », à savoir que la raison doit parvenir à fixer ses propres limites, aussi bien dans le domaine de la connaissance que dans celui de la morale.
[Présentation du texte] Dans le texte « Qu’est-ce que les Lumières ? » publié en 1784, Kant :
- caractérise les Lumières comme un progrès de l’humanité dans l’usage de la raison ;
- puis il s’interroge sur les mécanismes qui maintiennent chaque individu et au-delà l’ensemble de l’humanité dans l’état de « minorité » (= de dépendance morale, d’absence d’autonomie morale) ;
- il montre ensuite que si la liberté de pensée est nécessaire au développement de l’usage de la raison, il faut néanmoins poser les limites à la liberté d’expression pour que celle-ci ne soit pas source de conflits sociaux, avant de considérer cette question dans le cas particulier de la religion ;
- enfin il insiste sur l’intérêt qu’ont les gouvernants à favoriser la liberté de penser et de s’exprimer des citoyens.
[2] « Paresse et lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute tutelle étrangère (naturaliter maiorennes [=majorité naturelle en latin, autrement dit l’âge adulte]), restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, ce qui fait qu’il soit si facile pour d’autres de les diriger.
Il est si confortable d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur de conscience qui me tient lieu de conscience morale, un médecin qui décide de mon régime, etc., quel besoin ai-je alors de me fatiguer moi-même?? Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront à ma place de cette pénible besogne.
Que la plupart des hommes (et parmi eux le beau sexe tout entier) finisse par considérer comme dangereux le pas – en soi pénible – qui conduit à la majorité, c’est à quoi s’emploient leurs tuteurs, ceux-là qui, dans leur grande bienveillance, se sont chargés de les surveiller. Après avoir rendu stupide leur bétail domestique et soigneusement veillé à ce que ces paisibles créatures ne puissent faire un pas hors du parc où ils les ont enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qu’il y aurait à marcher seuls. Or le danger n’est sans doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher, mais de tels accidents intimident et dissuadent généralement de toute nouvelle tentative. »
Ayant présenté en introduction sa conception des Lumières et de leurs objectifs (permettre à chacun de faire usage de sa raison), Kant va dans ce paragraphe s’intéresser aux mécanismes psychologiques et sociaux qui contribuent à maintenir l’homme dans « l’état de minorité ». Cette « minorité » est définie comme « l’incapacité de se servir de son entendement [= intelligence] sans être dirigé par un autre ». Kant considère que chacun est responsable de cet état et que « paresse et lâcheté sont les causes qui expliquent » que l’on puisse s’y complaire.
Il s’agit bien de complaisance puisque les adultes, sont « majeurs selon la nature » (« naturaliter maiorennes ») et donc aptes à utiliser toutes leurs facultés (parmi lesquelles la raison). Or ils n’en font néanmoins généralement pas usage. Mais s’ils se complaisent dans cet état de « minorité », s’ils y « restent volontiers », c’est selon Kant que cela est beaucoup plus facile pour eux que de faire l’effort de réfléchir. Mais la conséquence c’est qu’en renonçant à l’usage de la raison, ils renoncent en même temps à toute critique envers toute forme d’autorité, autrement dit ils renoncent à leur liberté. C’est ce qui rend « si facile pour d’autres de les diriger » – et donc de les faire agir éventuellement contre leur propre intérêt. Ainsi, cette soumission à une autorité morale extérieure, ce renoncement à toute volonté individuelle, se traduisait encore au XVIIIe siècle pour les femmes par une acceptation à être réduites à des machines à faire des enfants et pour les hommes à être transformés en « chair à canon ».
La première cause de ce renoncement à user de son entendement, à se complaire dans l’état de « minorité », est selon Kant la paresse. Le philosophe considère que la soumission aux autorités morales existantes, le renoncement à l’autonomie de la pensée, résulte d’une paresse intellectuelle : « Il est si confortable d’être mineur ! » Réfléchir nécessite un effort ; laisser d’autres réfléchir à notre place nous évite cet effort. Comme tout biais cognitif, le « biais d’autorité » (c’est-à-dire : « c’est vrai puisque c’est affirmé par quelqu’un d’important », ceux que Kant appelle ici «tuteurs») est un penchant naturel de l’esprit humain. Il correspond pour celui qui l’accepte à une forme d’« économie de pensée » puisque nous économisons les efforts d’une part de nous informer ou de vérifier les informations que l’on nous donne pour nous assurer qu’elles sont vraies, et d’autre part de les analyser, d’en tirer des conclusions afin d’éclairer le choix de nos actions. Dans le domaine de la politique, cela aboutit à ce qu’à la Renaissance, Etienne de La Boétie appelait la « servitude volontaire », la soumission, par principe, à l’autorité.
Un livre qui peut « me tenir lieu d’entendement » (dès lors que je me contente d’accepter son contenu sans réfléchir). Un directeur de conscience (par exemple un prêtre) peut « me tenir lieu de conscience morale », etc., ce qui m’évite « de me fatiguer moi-même » à réfléchir. Mieux, je peux payer quelqu’un pour réfléchir à ma place dès lors que j’en ai les moyens. Réfléchir devient un métier qu’on délègue à une classe intellectuelle : « Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront à ma place de cette pénible besogne ». Ce qui peut entraîner une division du travail dans une société et la division en classes sociales qu’elle induit : une caste d’intellectuels, qui développent leur capacités intellectuelles et peuvent accéder aux positions de pouvoir, et les autres dont la raison est laissée en friche et qui n’ont d’autres possibilité que de se soumettre.
La seconde cause de ce renoncement à user de son entendement, à se complaire dans l’état de « minorité », c’est la lâcheté. La grande majorité des hommes et (à l’époque de Kant) la totalité des femmes (« le beau sexe tout entier ») non seulement ne sait pas réfléchir, mais considère l’usage de la raison comme un danger. Toute l’éducation des jeunes filles était focalisée sur leur futur rôle d’épouse et de mère et centrée autour de principes moraux et de règles sociales ne laissant aucune place à la liberté de penser.
Kant reconnaît que l’effort que demande l’usage de la raison est « en soi pénible » (surtout si l’éducation reçue non seulement n’a rien fait pour le développer, mais au contraire fait ce qu’il fallait pour en empêcher le développement). La peur de réfléchir est créée par les « tuteurs, ceux-là qui, dans leur grande bienveillance, se sont chargés de les surveiller ». Le mot « bienveillance » est pris ici dans un sens ironique puisque pour Kant, puisque leur but est d’aliéner leurs « troupeaux », de le rendre incapable d’autonomie et donc dépendant d’eux. Les tuteurs, ceux qui font tout pour empêcher les individus de réfléchir, non seulement les infantilisent (ce que suggère le choix du terme « minorité »), mais les transforment en quelque sorte en un troupeau docile qu’on peut, en cas de guerre, conduire éventuellement à l’abattoir. Cette comparaison d’un peuple avec un troupeau n’est évidemment flatteuse ni pour le peuple, contraint de renoncer à ce qui fait la spécificité de l’homme (l’usage de la raison et donc la liberté, relative, de choisir ses propres actions), ni pour les souverains qui les maintiennent dans cet état de domesticité de telle sorte qu’ils demeurent soumis à leur pouvoir.
Kant se montre ici impitoyable pour ceux qu’il appelle les « tuteurs », ceux qui « éduquent » le peuple en prenant soin que chaque individu demeure incapable d’utiliser sa raison et ainsi le garder dans leur dépendance. : « Après avoir rendu stupide leur bétail domestique et soigneusement veillé à ce que ces paisibles créatures ne puissent faire un pas hors du parc où ils les ont enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qu’il y aurait à marcher seuls ». Les « tuteurs » (les autorités morales), en empêchant les individus de développer leur capacité à réfléchir, les maintiennent dans une forme de bêtise qui constitue comme un « parc », un enclos, un enfermement qui leur permet de maintenir leur pouvoir sur eux, d’en faire de « paisibles créatures ». En effet, puisqu’ils leur ont enlevé l’outil nécessaire à la liberté, à savoir la capacité de penser et d’agir rationnellement, ils ont beau jeu de les convaincre ensuite combien cette liberté serait dangereuse pour eux, combien ils sont incapables de vivre hors de l’état de soumission.
Pourtant selon Kant, la liberté n’est pas si dangereuse que le craignent ceux qui n’ont pas développé l’usage de leur raison. Certes les hommes qui tenteraient d’agir librement sans y être préparés, commettraient au début des erreurs, faute de l’outil intellectuel nécessaire. Mais ils apprendraient de ces erreurs et seraient en quelque sorte contraints de développer l’usage de leur raison : « après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher » : outre l’éducation, l’expérience est une autre source d’acquisition de la raison. Malheureusement, ceux qui se risquent à «battre de leurs propres ailes », se découragent en général aux premiers échecs qui sembleront confirmer le discours des tuteurs. Échaudés, ils renonceront alors à une nouvelle tentative et « rentreront dans le troupeau » : « de tels accidents intimident et dissuadent généralement de toute nouvelle tentative. » Pour accéder aux « lumières », il faut donc non seulement de la volonté (pour renoncer à la paresse, à la facilité), mais aussi du courage pour affronter les incertitudes générées par la liberté.
Ayant montré dans ce paragraphe comment il est difficile pour un individu donné de s’arracher par lui-même aux différentes autorités morales pour pouvoir user de sa raison, Kant va montrer ensuite qu’une population prise dans son ensemble aurait plus de facilité à y parvenir.